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Joan Robinson : L’exigence de la coordination internationale

Figure de proue de l’école de Cambridge et du keynésianisme, Joan Robinson (1903-1983), femme de caractère dans un monde d’hommes, n’a jamais hésité à bousculer la pensée dominante et les tentatives de récupération de Keynes par l’orthodoxie économique. Plus keynésienne que Keynes, membre assidu du groupe Circus qui épaula Keynes à ses débuts, elle prit après la guerre une part active dans la « controverse des deux Cambridge », qui opposa les « purs » aux côtés de Kaldor ou de Pasinetti, tous professeurs de l’université de Cambridge en Grande- Bretagne aux tenants d’un keynésianisme « de synthèse », teinté de néolibéralisme et prôné par Robert Solow et Paul Samuelson de l’université de Cambridge aux États- Unis. Elle fut une adversaire du courant néoclassique, démontant méthodiquement tous ses piliers théoriques. Pour Robinson, la concurrence n’est ni pure ni parfaite, le calcul rationnel des agents économiques un mythe et la répartition des revenus doit plus aux rapports de force qu’à la productivité marginale des facteurs de production. En cela, elle tente une synthèse entre Marx et Keynes, tout en restant farouchement indépendante et de l’un et de l’autre.

Agnès Benassy-Quéré, membre du Cercle des économistes, revisite les écrits de Robinson avec une optique moderne.

Economiste anglaise du XXème siècle, élève de Keynes, Joan Robinson est insuffisamment reconnue aujourd’hui, notamment pour ses travaux sur la concurrence imparfaite. Dans cet ouvrage sur la théorie de l’emploi, elle explique pas à pas l’effet d’une variation du taux de change sur la balance commerciale. L’effet ne dépend pas seulement de la réactivité des volumes importés et exportés lorsque les prix relatifs varient. Il dépend aussi des comportements des entreprises qui vont plus ou moins répercuter les variations de taux de change dans leurs prix. Par exemple, les entreprises compriment leurs marges en cas d’appréciation du change afin de ne pas perdre trop de parts de marché à l’exportation. Dans les années 1980, Paul Krugman a formalisé ce mécanisme dans le cadre du modèle de concurrence monopolistique. Mais l’idée est déjà présente chez Joan Robinson, et elle est même plus riche que chez Krugman dans la mesure où elle relie le comportement de tarification non seulement aux comportements de la demande, mais également à la flexibilité de l’offre, ce qui permet par exemple de comprendre pourquoi une baisse du taux de change affecte différemment la balance commerciale selon la position de l’économie dans le cycle ou selon le contenu en importations des exportations.

Revenons maintenant à l’extrait ci-dessus. Joan Robinson fait référence à l’image des boules dans un bol  utilisée par le père de l’économie néoclassique, Alfred Marshall : lorsque les boules s’immobilisent, un équilibre est atteint ; inclinez le bol et les boules vont se mettre en mouvement, puis s’immobiliser dans une position différente – leur nouvel équilibre. Pour Marshall, les variables économiques sont comme les boules dans le bol : elles varient lorsque les conditions économiques se modifient avant d’atteindre un nouvel équilibre. Dans cet extrait, Joan Robinson nous indique que le taux de change n’est pas seul dans le bol : sa position d’équilibre dépend de celle des autres – taux d’intérêt, salaires. Ainsi, « le taux de change d’équilibre est une chimère » puisqu’il dépend des autres variables de l’économie. Elle ajoute que si l’on fixe la position de la boule « taux de change » (par un régime de change fixe), alors les autres boules s’immobiliseront à un endroit différent du bol : l’équilibre de la balance des paiements se fera par variation des revenus, à défaut de se faire par variation du taux de change.

Cet extrait éclaire aujourd’hui certaines discussions en cours au sein du G20. Rien ne sert de se disputer sur le niveau des taux de change ; c’est l’ensemble des politiques économiques qu’il faut coordonner. Et si la Chine refuse de laisser sa monnaie s’apprécier, alors l’ajustement doit se faire par la hausse des revenus, laquelle fera fondre l’excédent commercial en stimulant les importations. La Chine doit donc rétablir un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux ménages et à la consommation, à travers une meilleure rémunération du travail. A l’inverse, les Etats-Unis doivent accepter un ralentissement de la consommation. Ingérence dans les affaires intérieures de chacun ? Le texte de Joan Robinson sonne comme un avertissement sur l’exigence de la coordination internationale, qui va bien au-delà d’une simple surveillance des taux de change. On bute alors sur la souveraineté des Etats et sur l’absence de véritables moyens de coercition, au niveau international comme au sein de la zone euro.

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