" Osons un débat éclairé "

La chèvre émissaire

Agnès Bénassy-Quéré

Agnès Bénassy-Quéré

En 1990, le pouvoir d’achat par habitant était à peu près le même en Pologne et en Ukraine. Aujourd’hui, il est trois fois plus élevé en Pologne qu’en Ukraine. Que s’est-il passé ? Durant ces 25 années, l’économie ukrainienne a suivi l’évolution en U de l’économie russe : huit ans de décroissance, dix ans de croissance, et l’impact de la crise de 2009. Pendant ce temps, la Pologne connaissait une croissance ininterrompue. Il est tentant d’attribuer le succès de la Pologne à son adhésion à l’Union européenne, intervenue en 2004 seulement mais précédée d’un long processus d’ouverture et de mise aux normes européennes. Comme le rappelle Zsolt Darvas de l’institut Bruegel, l’appartenance à l’UE affecte la croissance à long terme par quatre canaux : (1) l’appartenance au marché unique donne aux entreprises l’accès à un plus vaste marché ; en même temps la pression concurrentielle les oblige sans cesse à améliorer leur productivité et la qualité de leurs produits, au besoin en se spécialisant dans des tâches précises et en important les éléments de valeur ajoutée qu’elles font moins bien ; (2) l’adhésion à l’UE est conditionnée à l’adoption de standards élevés en termes de respect du droit et d’indépendance de la justice, ce qui est propice à l’afflux d’investissements étrangers ; (3) la mobilité de la main d’œuvre est favorable à une montée des qualifications, même si une part des investissements en formation profitent à d’autres pays de l’Union ; (4) l’appartenance à l’UE donne accès à des fonds européens permettant notamment d’améliorer les infrastructures.

Je vous sens un peu sceptique, déjà la mauvaise influence de vos nouveaux amis anglais. Naturellement, il est bien difficile de prouver scientifiquement que la vie aurait été moins bonne sans l’Europe. Pouvez-vous me prouver que votre vie aurait été moins bonne si vous aviez fait des études de maths et non de lettres ? Des chercheurs se sont toutefois essayés à cet exercice périlleux. Ils ont comparé l’évolution économique de membres de l’Union européenne à celle de pays qui leur ressemblent mais qui n’ont pas rejoint l’Union. Il ne s’agit pas de ressemblances physiques comme la taille des montagnes ou la couleur des yeux des habitants, mais de similarités économiques constatées avant l’entrée dans l’Union. Ainsi, une étude récente de Nauro Campos, Fabrizio Coricelli et Luigi Moretti compare l’évolution de l’économie espagnole à un mélange de Nouvelle-Zélande, de Brésil et de Canada ; l’Irlande à un mélange d’Argentine, de Japon et de Turquie, etc. Ils concluent que les pays qui ont rejoint l’UE ont eu raison de le faire car sans cela leur PIB aurait été en moyenne de 12% moindre dix ans après l’adhésion. Les plus grands bénéficiaires seraient les pays baltes, le Danemark, l’Irlande, l’Espagne et … le Royaume-Uni.

Vous me direz, l’étude s’arrête en 2008, donc avant les crises mondiale et européenne. Or les pays de l’UE ont davantage souffert depuis 2008 que des pays comparables restés à l’extérieur de l’Union. Mais quel rapport entre la crise et les quatre points évoqués plus haut ? Pensez-vous sérieusement que les fonds structurels, l’indépendance de la justice ou la concurrence puissent être la cause de la crise ? Soyons lucides et ne prenons donc pas l’Europe comme chèvre émissaire.

Chronique diffusée sur France Culture le 8 mai 2014


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