" Osons un débat éclairé "

Marché de l’armement, croissance propre ?

Tournant historique : les deux grands rivaux, Airbus et Dassault Aviation, vont développer ensemble le futur avion de combat franco-allemand, pièce maîtresse dans la stratégie de Paris et Berlin pour assurer la souveraineté européenne en matière de défense et de stratégie industrielle. Si les dépenses militaires peuvent être considérées de plus en plus comme des investissements, elles assurent aussi, et largement, notre souveraineté économique. Mais à quel prix éthique et moral ? C’est l’autre dimension du dossier à laquelle s’intéresse cette semaine les trente membres du Cercle des économistes dans 30 Nuances d’éco.

La ministre française des Armées, Florence Parly, et son homologue allemande, Ursula von der Leyen, ont signé jeudi 26 avril à Berlin un accord pour lancer le projet de futur avion de combat franco-allemand avec un rôle leader pour la France. Le ‘Système de Combat Aérien du Futur européen’ (Scaf) est la pièce maîtresse de la stratégie de Paris et Berlin pour assurer la souveraineté européenne en matière de défense. Ce chasseur remplacera à l’horizon 2040 leurs flottes actuelles d’avions de combat respectives, l’Eurofighter et le Rafale. En marge du Scaf, les deux pays ont signé une lettre d’intention pour un projet de patrouille maritime commun à l’horizon 2030. « Nous avons non seulement un impératif en terme de souveraineté mais aussi d’exigence sur les budgets et les délais », a déclaré Florence Parly.

Il est très difficile, voire impossible, de s’entendre sur la ligne de démarcation entre business et moralité. Il y a quatre ans, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker confiait à  la revue Politique internationale : « Je n’aime pas trop l’industrie de l’armement. (…) J’admets que ses retombées civiles puissent être intéressantes mais je regrette qu’il faille compter sur la recherche militaire pour faire progresser les autres secteurs ». L’expression « nerf de la guerre » prend ici tout son sens. Les liens d’actionnariat entre les groupes de défense européens sont globalement faibles et l’actionnariat non européen est important. « Chacun sait le poids de la contrainte sur les budgets de défense. Dans un tel contexte, la piste des fonds d’investissements est à creuser, sans exclusivité mais sans timidité », estime Christian de Boissieu, qui reconnaît que la guerre fut longtemps un moyen reconnu pour régler les conflits d’ordre économique. Rejeté par une partie de l’opinion, accepté par d’autres, à condition que le combat mené soit juste.

Thierry Breton, lui, porte le projet d’un fonds européen de sécurité et de défense. Conçu sur le principe du Mécanisme européen de stabilité, ce fonds émettrait à sa création des obligations à 50 ans pour racheter la totalité de la dette des pays européens consacrée à la défense depuis l’introduction de l’euro, soit quelques 2500 milliards d’euros. L’ancien ministre de l’Economie, et actuel président-directeur général d’Atos, confiait, fin 2016, dans un entretien au Figaro : « C’est le moment ou jamais de le faire, car les taux d’intérêt sont encore extrêmement bas. À titre d’exemple, le fonds rachèterait pour 720 milliards d’euros de dette à la France (de loin le premier contributeur à la défense en Europe), 540 milliards à l’Allemagne, 400 milliards à l’Italie ou 200 à l’Espagne par exemple ». Selon les calculs de Thierry Breton, « notre dette serait ainsi ramenée à 61 % du PIB contre près de 100 % aujourd’hui. Celle de l’Allemagne, à 55 %. C’est parce qu’ils retrouveraient enfin l’équilibre perdu en 2007 que les deux principaux piliers de l’Europe pourraient, sur une base assainie et plus homogène, impulser une nouvelle dynamique à la construction européenne ».

Chez les économistes, il y a consensus pour les retombées positives du business de l’industrie de l’armement. Impact social aussi, de par le nombre d’emplois concernés. Le débat se déplace également sur le terrain des comptes publics : les investissements consentis pour la défense et la sécurité d’un Etat doivent-ils aller en déduction de la dette ? Pour le directeur du Centre d’Etude et de Prospective Stratégique, il s’agit d’un débat de fonds : « un certain nombre d’Etats s’impliquent grandement dans la défense de l’Europe. Il serait temps que l’on prenne en compte ceci. Mais il y a maldonne. Au sein de l’Union, un certain nombre d’Etats bénéficient de cette assurance sécurité sans en payer le prix », estime Loïc Tribot la Spière.

Depuis les attentats qui ont frappé la France, les Français semblent de plus en plus convaincus de la nécessité d’une défense et ont une bonne image des armées. 81% des citoyens souhaitent que le budget de la Défense soit maintenu ou augmenté. 66% pensent que la situation sécuritaire rend nécessaire un effort budgétaire supplémentaire. Indépendamment de toute autre considération, et au risque de choquer, les économistes reconnaissent que l’industrie de défense joue un rôle important dans la création de valeurs. Comme l’explique Philippe Aghion, « une action volontariste dans le domaine de la défense peut stimuler l’innovation. Il y a un effet de taille de marché, de commandes, de concurrence ». Et l’économiste de préciser que « 20% de la recherche et développement depuis la deuxième guerre mondiale est due au secteur de la défense. Dans les années cinquante, pendant la guerre froide, cette part est montée à 30% ». La guerre qui stimule la recherche et l’innovation, crée de la valeur, des emplois, et permet d’assurer la souveraineté des Nations : simple réalité… pour les riches pays développés.

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