" Osons un débat éclairé "

Nobel de l’information

Benassy-Quéré Agnès_cropLa semaine dernière, le psychodrame du plafond de dette m’a empêchée de vous parler du prix de la Banque royale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, qu’on appelle pour simplifier le prix Nobel d’économie. Comme d’autres, j’ai sursauté lundi dernier lorsque j’ai appris le nom des lauréats : Eugène Fama, Robert Shiller et Lars Peter Hansen. Laissons ce dernier de côté car je vais avoir du mal à vous expliquer au micro la méthode des moments généralisés qu’il a inventée. Passons aux deux autres. Pourquoi ai-je sursauté ? Eh bien, parce que le prix a été décerné à deux économistes dont les thèses semblent s’opposer. Pour Fama, les marchés financiers sont efficients, au sens où les prix sur les marchés incorporent toute l’information disponible. Ainsi, il est impossible de prédire l’évolution des prix. Par exemple, le cours d’une action suit une marche aléatoire : chaque jour, il est impossible de dire s’il va monter ou bien baisser. Le cours suit la trajectoire d’un ivrogne sortant du bistrot après la fermeture : impossible de savoir s’il fera un pas à gauche ou à droite ; et s’il fait un pas à gauche, ce n’est pas pour autant que le suivant sera à droite. Pour Shiller, au contraire, les marchés ne sont pas efficients : ils sont soumis à des phénomènes de bulle que l’on peut mesurer. Une personne bien informée peut détecter une bulle et donc prévoir son éclatement à plus ou moins longue échéance.

Qui a raison ? Vous allez me dire Shiller bien sûr, qui a le premier détecté la bulle dotcom, puis la bulle immobilière aux Etats-Unis. Mais si les marchés ne sont pas efficients, alors la conséquence logique est qu’on peut faire de l’argent en étant plus malin que les autres. Or les travaux empiriques montrent qu’il est extrêmement difficile de faire mieux que la concurrence en matière de gestion de portefeuille. En fait, la faiblesse de la théorie de l’efficience, c’est plutôt son incohérence, appelée « paradoxe de Grossman-Stiglitz ». Je m’explique. Supposez que vous croyiez à la théorie de l’efficience. Alors, vous n’allez pas vous fatiguer à analyser les facteurs de hausse et de baisse des cours. Puisque le prix incorpore toute l’information disponible, pas la peine de chercher de l’information : elle est dans le prix. Mieux vaut aller à la pêche. Mais si tout le monde va à la pêche, comment les prix peuvent-ils incorporer toute l’information disponible ? Il n’y a personne pour faire le travail. Réponse : tout le monde n’est pas fait pareil. Marc aime aller à la pêche tandis que Brice reste toujours connecté. Brice va gagner de l’argent uniquement parce que Marc taquine le goujon. Les prix incorporent l’information qui est parvenue aux oreilles de Brice, lequel a gagné de l’argent sur le dos de Marc. On appelle cela un modèle à agents hétérogènes. Et le grand spécialiste en est, devinez qui ? Robert Shiller.

Finalement, nulle contradiction dans cette cuvée du Nobel d’économie. Shiller a continué le travail entamé par Fama. Et nos deux lauréats s’accordent sur un message simple : si certains placements rapportent plus que d’autre, c’est généralement qu’il y a un loup. Epargnants de France et du Gévaudan, faites attention au loup. La finance, finalement, ce n’est pas si compliqué.

Chronique diffusée sur France culture le 24 octobre 2013


 

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