" Osons un débat éclairé "

Questions à Patrick Kron

Questions a Patrick KronDepuis Adam Smith, les économistes ont l’habitude de chercher la motivation individuelle derrière toute décision. Cela vaut pour les hommes politiques et, bien entendu, pour les chefs d’entreprise. C’est sans doute une vilaine manie mais elle permet de vérifier la cohérence entre les discours et les pratiques. En l’occurrence, elle paraît adaptée aux chefs d’entreprise, puisque le capitalisme glorifie l’intérêt privé. Quel est donc l’intérêt personnel de Patrick Kron, PDG d’Alstom, dans cette absorption par General Electric de 73 % de l’activité de l’entreprise qu’il dirige ?

A priori, il ne devrait pas être évident, car toutes les études concluent à une forte corrélation entre la taille de l’entreprise et la rémunération de son PDG. Cela explique aussi pourquoi tant de chefs d’entreprise s’attachent à augmenter la taille de leur entreprise plutôt qu’à la réduire ! Cette corrélation est tellement régulière qu’elle a reçu le nom de « loi de Roberts » : le niveau de rémunération est associé au chiffre d’affaires élevé à la puissance 1/3. Appliqué au cas de Patrick Kron, qui n’aura plus à gérer qu’Alstom transport, sa rémunération devrait baisser de 35 %. Ayant perçu 2,550 millions d’euros en 2012-2013, il ne devrait plus percevoir que 1,657 million en 2014. L’amputation d’activités d’Alstom trouverait une contrepartie dans celle du salaire de son PDG, son niveau de responsabilité se réduisant à la gestion d’un groupe de 27.000 personnes, alors qu’il en gère aujourd’hui 92.000. L’intérêt d’Alstom et de celui de son PDG seraient alors alignés.

Si tel est le cas, sa démarche s’en trouve crédibilisée puisque Patrick Kron défend une stratégie qui va à l’encontre de son intérêt financier au moins à court terme. En revanche, si son salaire ne baisse pas, l’honnêteté intellectuelle et même l’honnêteté tout court de la démarche peuvent et doivent être questionnées. Elle reposerait la lancinante question de l’éthique des rémunérations des dirigeants dans le capitalisme français. A ce propos, on peut s’étonner de l’augmentation de 17 % de la rémunération du PDG d’Alstom entre 2011 et 2013 alors même que le chiffre d’affaires et le résultat opérationnel reculaient respectivement de 3 % et de 7 % !

La branche énergie d’Alstom est-elle simplement victime du retournement de cycle dans le marché de l’énergie ou ne pâtit-elle pas également d’une erreur de stratégie ou de positionnement ? Alstom Energy est – globalement – leader mondial dans les centrales thermiques les plus polluantes, les centrales au charbon, et dans l’une des énergies renouvelables parmi les plus coûteuses, l’éolien offshore. Au regard du prix du Kwh (150 euros en Allemagne), seuls des pays riches peuvent se permettre un tel investissement. Par ailleurs, les centrales au charbon sont en butte à l’hostilité justifiée des environnementalistes, à tel point qu’après avoir annoncé la fin des financements publics américains à ce type de centrales à l’international, Barack Obama encourage désormais les autres pays développés à adopter une position similaire.

Dans ces conditions, il n’est pas très étonnant que les commandes n’affluent pas, d’autant que le partenariat avec la Chine, première utilisatrice de centrales au charbon, ne s’est jamais concrétisé. On oublie généralement de mentionner qu’avant de tenter un rapprochement avec un partenaire américain, Patrick Kron a exploré la piste chinoise et déclarait il y a juste deux ans : « Alstom-Shanghai Electric Boilers Co deviendra un atout essentiel pour développer nos positions en Chine, premier marché mondial, et pour renforcer notre présence globale dans les centrales à charbon clefs en main, avec une efficacité énergétique et environnementale reconnue ». Le rachat par General Electric de la branche énergie d’Alstom solde cet échec du partenariat chinois. On aimerait en connaître les raisons. Il est fascinant d’observer le chassé-croisé en termes d’alliances effectuées par Peugeot et Alstom. Le premier tente le rapprochement avec GM avant d’embrasser l’alliance avec un constructeur chinois, Dongfeng. Schneider Electric a su, lui, prendre le virage du positionnement en Asie.

Si on doit reconnaître à Patrick Kron d’avoir réussi à sauver l’entreprise sur la période 2003-2008, force est de lui imputer une partie du manque de perspectives actuelles du groupe, selon ses propres dires ! L’éthique du capitalisme repose sur la prise de risque et de responsabilité. En France, elle se réduit, trop souvent, à une logique de rente de situation. On aimerait que dans le cas d’Alstom, cela ne se vérifie pas une fois de plus, nourrissant les réserves de l’opinion publique quant au modèle capitaliste.

 

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