" Osons un débat éclairé "

Refonder l’économie de la culture

cultureLe Monde Article paru dans l’édition du 12.10.12

La gauche doit privilégier la création, la transmission et la mutualisation

L’inventaire à la Prévert des projets abandonnés ou différés aura laissé le « milieu » sans voix. On l’avait pourtant connu plus revendicatif. Peut-être le deuxième temps de l’exception culturelle devait-il commencer ainsi, rompant avec le registre émotif et quasi religieux du discours culturel pour tenter d’inventer un autre projet.

La première étape d’une « refondation » impose de questionner ces polarités confortables entre payant et gratuit, populaire et élitiste, public et privé, Etat et marché, local et central, protection du patrimoine et promotion de la création. La faible lisibilité des politiques culturelles réside aussi dans l’empilement des réformes et des taxes, dans le désordre des partages de responsabilité, et dans la part excessive des établissements nationaux installés à Paris, capitale qui cumule les avantages. Comment comprendre que, d’après le département des études et de la prospective du ministère de la culture, l’Orchestre national du Capitole de Toulouse ait été subventionné en 2010 à 12 % par l’Etat et à 66,5 % par la Ville, et celui de Paris à 46,5 % par l’Etat et à 30 % par la Ville ?

Face à des moyens en diminution, au-delà de l’interruption de la fuite en avant des grands et petits travaux porteurs de la promesse d’inaugurations médiatisées, il est urgent d’affirmer des priorités et de repenser la place de l’économie de la culture dans un monde qui, pour l’avoir détestée, s’est soudain mis à en attendre une légitimité qu’il s’inquiétait d’être en train de perdre.

Pour un gouvernement de gauche, la priorité va à la transmission. Elle passe par la préservation du patrimoine, un patrimoine vivant, pensé dans le cadre de générations imbriquées. Elle renvoie à l’éducation, au soutien aux pratiques amateurs, aux associations dans les quartiers ainsi qu’aux lieux de ces pratiques, tels les conservatoires et les médiathèques. Dans les établissements culturels, le coup de frein budgétaire ne saurait être compensé en rabotant les programmes éducatifs, la qualité de l’accueil, la politique tarifaire. La transmission implique de repenser la relation entre le commerce et le monde non marchand. Aider l’économie des librairies menacée par la concurrence du e-commerce et par la spéculation immobilière requiert du volontarisme et quelques moyens.

La seconde priorité va à la création. Ce sont les ateliers, les salles de répétition, la préservation de la marge artistique. Le foisonnement est signe de vitalité, mais le nombre de compagnies aidées doit être repensé. 627 compagnies de théâtre et 249 compagnies de danse sont subventionnées : le saupoudrage nourrit les déceptions. L’aide doit se tourner vers la mise à disposition de moyens en gestion, en communication, en diffusion des spectacles. Il n’est pas supportable que tant de spectacles soient joués cinq ou six fois avant de disparaître, au prix de la frustration des artistes et de la dépendance permanente vis-à-vis des aides.

De même, le périmètre de l’intermittence doit être revu et corrigé. L’invention d’un régime social ad hoc pour les contrats précaires dans le spectacle vivant et l’audiovisuel s’est muée en un mode de gestion affichant un milliard d’euros de déficit couvert par les Assedic. Revenir aux fondements de ce régime aiderait à mettre un terme à ces usages dévoyés. On compte 550 000 emplois culturels directs. La culture participe de l’attractivité des territoires, conduit le citoyen à « voter avec ses pieds » en s’installant, toutes choses égales par ailleurs, dans des lieux où l’offre est abondante. Pourtant, ce n’est pas la problématique des retombées qui justifie la dépense de l’Etat. Elle en atténue le poids, mais elle met la culture en concurrence avec d’autres choix publics.

En convoquant trop souvent l’économie, les acteurs de la culture la mettent en danger. On ne bâtit pas un hôpital parce qu’il deviendra le plus gros employeur de la ville. On ne décide pas de construire un musée pour les emplois créés. La relation culture-économie est bien plus indirecte. Comme l’économiste William Baumol le rappelait, on n’achète pas des oeuvres d’art pour gagner le jackpot, mais pour le bonheur de les regarder.

Refonder l’économie de la culture, c’est affirmer la volonté de la mutualisation et de la solidarité. La qualité du modèle du Centre national de la cinématographie (CNC) aura permis cette année de produire 270 films et d’atteindre une part de marché des films français d’environ 40 % ; elle ne saurait empêcher le partage, lorsque ses recettes viennent à excéder ses besoins, avec d’autres industries culturelles en difficulté. A refuser le partage on met en péril la légitimité de l’établissement. On peut regretter l’abandon de l’idée d’un Centre national de la musique récupérant une partie de ces sommes, rassemblant des guichets épars et soutenant la création musicale secouée par le numérique et le marasme qui a atteint l’industrie ces dernières années.

L’économie du numérique ne pourra se déployer contre les consommateurs. Elle est sommée d’inventer toute une palette de modèles, qui vont du paiement traditionnel à l’unité à la gratuité et au financement participatif. Un des principaux enjeux est de se départir de tout angélisme face aux géants du Net. C’est là l’autre volet des grands travaux de la mandature, à porter au niveau européen, pour que la nouvelle économie de la culture ne soit pas seulement celle du gigantisme sans limite d’entreprises américaines alliant l’habileté fiscale, l’importance de leur trésorerie et la capacité agrégative des réseaux


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