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Axelle Lemaire : « Les entreprises ont besoin de l’Etat pour donner un sens au numérique »

Guerre en Ukraine, élections américaines, rachat de Twitter par Elon Musk… face à la désinformation et aux tentatives de déstabilisation politique et industrielle, la question de la souveraineté numérique est plus que jamais d’actualité. Faut-il fermer le marché européen aux géants américains ou chinois ? Comment réussir l’Europe du numérique ? Axelle Lemaire, ancienne ministre du Numérique et de l’Innovation, directrice déléguée de la Croix Rouge en charge de la stratégie et de l’innovation, était au micro d’Où va l’éco.

La manière de comprendre le mot souveraineté a beaucoup évolué. Il y a près de 10 ans maintenant, l’ancien ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg a voulu s’opposer à la vente de Dailymotion à Yahoo au nom de la souveraineté numérique. A l’époque, cela a créé beaucoup de réactions, cela a fait des vagues parce que tout le monde trouvait qu’il était trop intrusif, qu’il allait contre la volonté des acteurs économiques, que c’était entraver la liberté des entreprises et du marché. Aujourd’hui, la souveraineté numérique n’est plus du tout un gros mot, mais on ne sait toujours pas tellement bien de quoi on parle. 

En théorie, la vraie souveraineté serait de dire « on ferme nos marchés », ça serait de dire « on interdit la présence d’entreprises étrangères dans le numérique ». Huawei en est un bon exemple : la question s’est posée et les États-Unis ont décidé de l’interdire. Autre exemple, l’Inde a décidé d’interdire TikTok, le réseau social chinois. De manière assez intéressante, il y a eu après cette interdiction plus d’une dizaine de TikTok indiens qui ont émergé. C’est une vision de la souveraineté. Je ne suis pas certaine qu’en France nous soyons prêts à l’accepter, car fermer les marchés implique aussi, à l’inverse, de ne plus exporter et donc de ne plus avoir les recettes issues de la vente de vin, de rames de métro ou d’armes. Cela veut donc dire ne plus évoluer dans des marchés ouverts.  

Il me semble que la manière raisonnable de comprendre la souveraineté aujourd’hui, c’est au sens d’autonomie stratégique. C’est ne plus être naïf, c’est ne plus s’imposer des libres marchés dans le numérique alors que les autres pays, dont la Chine et les États-Unis, bloquent. Cela veut dire « soyons vigilants » et disons-nous que la souveraineté c’est une liberté de choix, c’est créer les conditions pour que toutes les entreprises aient accès au marché, sans être bloquées par les géants. Et puis c’est de dire, qu’en tant que citoyens et en tant que consommateur, il faut que nous puissions choisir les outils qu’on veut utiliser. 

Cette stratégie est-elle jouable uniquement dans un cadre national ?

L’approche la plus impactante, la plus efficace, est européenne. La France joue un rôle très important pour influencer les politiques à l’échelle européenne. Je vous donne deux exemples. Le RGPD est la réglementation européenne la plus connue aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’elle est visible dans notre quotidien, parce qu’on passe nos journées à cliquer sur « je refuse » ou « j’accepte » les cookies. Il n’empêche que c’est une réglementation européenne depuis quatre ans seulement.

En réalité, il existait un RGPD à la française depuis 1978 et la naissance de la CNIL. Pour nous, cela n’a donc pas tellement fait de différence. En revanche, cela a permis d’harmoniser la protection de la vie privée en ligne et des données personnelles dans tous les pays d’Europe. Un deuxième exemple, ce sont les deux nouvelles régulations qui arrivent depuis Bruxelles, le Digital Market Act et le Digital Services Act. La France a été très active pour pousser ces réglementations qui vont permettre de donner un rôle spécifique aux géants. La France joue donc un vrai rôle aujourd’hui dans la manière dont il faut définir les règles du jeu. 

Il y a une vraie volonté, mais comment peut-on créer cette force de réaction collective ? Il peut y avoir du ciment dans tout cela ?

Oui, il y a plusieurs manières de faire. Déjà, je donne un rôle spécifique à la régulation. Peut-être va-t-on me targuer de vouloir être interventionniste, d’être intrusive dans la vie économique, etc. C’est un argument libéral classique. En réalité, dans le monde du numérique, la régulation ne sert pas à entraver, elle sert à assurer les conditions libres et équitables d’accès au marché. Dans ce monde, les écarts sont tellement grands entre une petite start-up qui veut émerger et un géant comme Google que si on ne régule pas, on accroît les inégalités d’accès au marché. Aujourd’hui, c’est impossible de croître quand en face il y a une capacité d’investissement et de recherche aussi imposante. Donc la première condition, c’est la régulation. 

La deuxième, c’est l’investissement. Post pandémie, heureusement, les programmes de relance permettent de se tourner vers l’avenir dans l’intelligence artificielle, dans l’informatique quantique, de vraiment soutenir financièrement des entreprises prometteuses au plan européen. C’est aussi l’investissement dans la recherche et le développement, les chercheurs, les universités, ce qu’on ne fait pas suffisamment, c’est incroyable ! Quand on compare nos chiffres d’investissement dans la recherche fondamentale par rapport aux États-Unis ou à la Chine, je ne comprends pas qu’aujourd’hui, cela reste l’angle mort des politiques publiques du numérique. 

Donc la souveraineté numérique est autant un défi industriel que réglementaire ?

Exactement, et l’un ne s’oppose pas à l’autre, contrairement à ce qu’on a pu entendre auparavant. Je me souviens que, lorsque j’ai défendu la loi pour une République numérique au Parlement en 2016, j’étais violemment accusée de vouloir mettre un frein à la croissance des entreprises françaises parce qu’on régulait. Aujourd’hui, ces entreprises me remercient, car elles réalisent que c’était nécessaire pour permettre cet accès au marché. 

Puis il y a un troisième facteur, qui est celui des standards techniques et des normes. Cela veut dire s’assurer que les systèmes d’information soient interopérables, qu’on ne dépende pas d’une seule solution. On peut prendre pour exemple le cloud, en français on dit l’infonuagique ou l’informatique en nuage. Aujourd’hui, de plus en plus d’entreprises et de particuliers basculent dans le cloud pour héberger leurs données. Le problème, c’est que lorsqu’on choisit un cloud Google, Amazon ou Microsoft Azur, il est difficile, surtout pour les grands acteurs économiques, d’en sortir. On le voit aujourd’hui, quasiment toutes les grandes entreprises françaises (Airbus, SNCF…) ont adopté des clouds étrangers et cela interroge. Est-ce qu’elles se sont permis aussi des alternatives ? Est-ce que le jour où elles veulent adopter une solution française ou européenne elles le pourront ? 

Quelle part la puissance publique doit-elle occuper aujourd’hui dans l’aventure digitale par rapport aux défis que vous nous présentez ?

Importante ! J’aurais même tendance à dire très importante. Il faut cesser d’opposer l’économie à l’État. Au 21e siècle, l’économie ne peut pas faire sans État et vice-versa. J’ajouterais comme troisième jambe la société civile et les citoyens. Il est naïf de penser que les GAFAM ne travaillent pas avec les pouvoirs publics, la Silicon Valley est née grâce au financement public ! La Chine et ses acteurs économiques sont très étroitement liés. Ce n’est pas forcément le modèle qu’on veut en France, surtout qu’il va souvent avec une autocratie mais, en revanche, n’opposons pas les uns aux autres.

Aujourd’hui les entreprises ont besoin de l’État et des pouvoirs publics pour donner un sens au numérique. Est ce qu’on veut de la sobriété ? Est-ce qu’on veut plus ou moins d’usage ? Est-ce qu’on veut un numérique moins polluant ? Que veut-on développer en premier comme technologie ? Pour quel type d’usage, pour la santé, pour l’éducation, pour l’équité dans les territoires ? Tout cela, ce sont des choix fondamentaux de politiques publiques. Les acteurs économiques développent des solutions, des produits, des services, mais cela ne doit pas se faire au détriment d’une vision politique. 

Au-delà de la politique publique, il y a la partie économique et financière. On entend dire qu’il faudrait des GAFAM européens, est-ce un vœu pieux ?

Je trouve qu’on prend la question un peu à l’envers. Lorsque Mark Zuckerberg a créé Facebook, il ne s’est pas dit “ça y est, je crée un GAFAM américain”. Commençons par identifier les petites pousses prometteuses, les start-up innovantes qui ont un très fort potentiel et donnons-nous les moyens de les faire croître. Beaucoup disent qu’on a raté le coche sur les plateformes numériques, c’est-à-dire les places de marché, les réseaux sociaux, les magasins d’applications ou les moteurs de recherche. En revanche, sur beaucoup d’autres domaines, nous n’avons pas du tout raté le train. Je pense en particulier à la cybersécurité, c’est vrai aussi dans la Greentech ou dans la Medtech.  

Dans le cloud, d’après moi, le mot de la fin n’est pas dit, car oui, il y a des géants, mais il y a aussi des acteurs nationaux et européens prometteurs. Il faut qu’on arrive collectivement à sortir d’une certaine schizophrénie. Je rencontre beaucoup de gens qui sont inquiets pour l’usage de leurs données personnelles, mais trouvent Google, Facebook et Instagram géniaux – et gratuits ! Je rencontre aussi beaucoup de directeurs informatiques qui disent avoir des enjeux de souveraineté car ils protègent par exemple des données de santé, mais qui ont adopté Google Cloud comme solution d’hébergement de leurs données. 

Il faut collectivement se poser la question des conséquences collectives d’un choix individuel comme celui-là et donc faire le pari de solutions peut-être plus petites, peut-être moins techniquement ultra performantes, car a-t-on besoin de la performance offerte par Azur ? Je ne suis pas certaine que l’on utilise tout ce pour quoi on paie quand on adopte le cloud de Microsoft… Il faut donc faire preuve de courage dans ces choix technologiques et aux entreprises et aux pouvoirs publics de soutenir les solutions alternatives. Elles existent, elles sont trop petites aujourd’hui, mais c’est en les utilisant qu’elles vont grossir car l’économie numérique a cette particularité qu’elle croit au fur et à mesure qu’il y a beaucoup d’utilisateurs. 

Donc, face à tous ces enjeux, vous êtes finalement résolument optimiste ?

Résolument, non, car je suis nuancée. Je suis optimiste au sens où il y a de la place pour la volonté individuelle et collective. Il faut s’accorder sur le sens qu’on veut donner à la souveraineté et sur les actions à mettre en œuvre. Donc optimiste, oui, parce qu’il y a un horizon des possibles devant nous, mais plutôt pessimiste si on ne fait rien. 

 


 

Crédit photo : Mein-Patrick Vedrune

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