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Entre les lignes de la politique économique et sociale française

Conférence de Presse du Cercle des économistes – 16 octobre 2018

Avec: Hippolyte d’ALBIS, Patrick ARTUS, Emmanuelle AURIOL, Agnès BÉNASSY-QUÉRÉ, Jean-Hervé Lorenzi et Christian SAINT-ETIENNE.

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Conjoncture économique : Les 6 économistes s’expriment

Chacun des économistes présents s’est exprimé pour développer les éléments qui caractérisent, selon lui, la conjoncture actuelle. Leurs visions croisées ont dessiné l’image d’une période charnière pour l’économie française, européenne et mondiale, marquées par des risques qui pourraient fragiliser la phase actuelle de calme relatif, voire générer de nouvelles crises.

Leurs interrogations se sont en particulier portées, en France sur la faiblesse de l’appariement sur le marché de l’emploi français (350 000 postes non-pourvus l’an dernier) et sur l’absence d’une véritable politique industrielle. À l’international, ce sont surtout l’incertitude quant à la politique économique et commerciale américaine et la question de la soutenabilité du déficit italien qui inquiètent.

À quelle stratégie obéit la politique du gouvernement ? par Jean-Hervé LORENZI

Les commentateurs ont beaucoup de difficultés à définir la « pensée macronnienne » et à savoir s’il y a une vraie stratégie qui se cache derrière la politique économique du gouvernement. C’est en fait une politique pour l’entreprise et pour l’activité qui croit à la redistribution par le haut. Selon cette logique, les riches sont un instrument destiné à appuyer l’investissement et la relance d’activité.

La politique du Président Macron repose sur trois concepts :

– Émancipation : Donner à chacun les moyens de se prendre en charge, notamment via la formation.
– Équité : Mise en avant des notions de justice et d’égalité des chances dans les réformes, en particulier celle de l’uniformisation du système des retraites.
– Solidarité : à l’image des transferts entre les générations, de l’extension de la protection sociale…

Le Budget 2019 repose sur ces trois concepts et vise l’entreprise et l’activité. La « décotisation » des heures supplémentaires et l’exonération du forfait social pour les entreprises de moins de 250 employés sont pensés pour encourager l’activité. Pour l’investissement des entreprises, le gouvernement parie sur la poursuite de la baisse de l’impôt ou encore le suramortissement dans les secteurs du numérique.

Cette pensée a trois faiblesses profondes : Start-ups et industrie du futur ne résument pas l’ensemble de l’économie, il n’y a pas de réflexion d’ensemble du système de production ; Pas de politique d’appariement entre les 350 000 postes non pourvus et les chômeurs ; La politique du logement est oubliée alors que le nombre de permis de construire est en diminution.

Protection sociale : assiste-t-on vraiment à un Big Bang ? par Hippolyte D’ALBIS

La question de l’unification des régimes et des règles en matière de régime de retraite est fondamentale mais elle n’est pas récente. Lors de la création en 1945 du système de sécurité sociale français, il existait plusieurs régimes pionniers et l’on a fait le choix politique de conserver à part ces régimes préexistants qui deviennent spéciaux.

De nombreux éléments plaident en faveur de la réforme du système de protection sociale. En effet, on peut considérer que cette unification des régimes et des règles, trop souvent repoussée, permet d’aller vers un régime de retraites unique et donc plus juste. De plus, cela permet enfin de régler la difficile question des poly-pensionnés qui freine la mobilité et les passerelles entre public et privé. Autre bénéfice majeur de l’unicité du régime, le système de financement des retraites est simplifié et le tout s’avère donc plus facile à piloter d’un point de vue administratif ce qui représente un gain non négligeable en termes d’efficacité et de moyens.

Toutefois, il convient de nuancer ce point de vue en évoquant un arbitrage complexe qui a sans doute longtemps expliqué la volonté de ne pas traiter le sujet. En effet, il est très coûteux économiquement de tout aligner sur le régime le plus favorable mais il est également très coûteux politiquement de faire régresser des droits sociaux acquis. La vérité c’est que certains vont gagner et d’autres vont perdre ce qui va générer une période d’incertitude et de tension.

Emploi : a-t-on la bonne stratégie ? par Christian SAINT-ÉTIENNE

Les chiffres sont éloquents. Il y a, aujourd’hui en France, 3 millions de chômeurs et 350 000 emplois non pourvus. Nous possédons le système d’assurance chômage le plus généreux, non pas en niveau d’indemnisation, mais plutôt en matière de condition d’indemnisation. En effet, l’ouverture de droits n’est conditionnée qu’à 4 mois de travail au cours des 28 derniers mois contre 1 an ailleurs en Europe. Toutefois, la proportion de personnes indemnisées en France est parmi les plus faibles des pays développés. En France, il y a un changement philosophique à mettre en œuvre en évoluant d’un système extensif à un système intensif à la danoise.

L’autre sujet, trop peu traité, c’est celui de la politique du logement. Si on veut favoriser l’adéquation entre offre et demande d’emplois, il y a une politique du logement à mettre en œuvre. Ce qui nous bloque c’est un trait culturel qui date de l’après-guerre. On a tendance à aider les activités et les zones territoriales en déclin en France plutôt que de booster celles qui vont bien. Il faut trouver des réponses pour le logement des classes populaires et intermédiaires à l’intérieur des métropoles. Il serait possible de créer des Logements à Loyers intermédiaires à côté des HLM. Si on combine intelligemment entre cette politique du logement et cette politique d’appariement on peut avoir des avancées significatives à très court terme entre trois et quatre ans.

Dette : Faut-il céder à la panique ? par Patrick ARTUS

De nombreux observateurs se sont alarmés du risque d’une crise financière globale, alors que le niveau d’endettement au niveau mondial est plus élevé qu’en 2007. En détail, la situation est cependant très contrastée :

– Dans les pays de l’OCDE : Alors que la dette privée a considérablement baissé depuis 2008, passant de 130 à 100% du PIB, la dette publique a en moyenne continué à augmenter. Toutefois, le risque que fait peser le poids de cet endettement dépend de la politique monétaire. En effet, tant que les taux des banques centrales restent bas, la solvabilité des États est assurée. Les banques centrales ne choisiront pas de relever les taux si cela risque de provoquer une crise. Elles deviennent ainsi assujetties et dépositaires de la responsabilité fiscale qui incombait aux États.

– Dans les pays émergents hors Chine, la dette a considérablement augmenté. Certains pays n’arrivent plus à s’endetter du fait d’un déficit extérieur excessif (Afrique du Sud, Argentine, Inde, Indonésie, Turquie…). La crise de la dette est déjà là, mais que le risque de contagion est improbable – ces pays ne représentent que 6% du PIB mondial.

– La situation de la Chine est unique : la politique de contrôle des sorties de capitaux bloque l’épargne à l’intérieur du pays. Le taux d’épargne très élevé (47%) force ainsi la Chine à constituer une dette importante, mais qui reste sécurisée à l’intérieur du pays. La solvabilité de la Chine n’est donc pas en question, bien que d’autres problèmes existent comme l’utilisation inefficace de cette épargne qui pèse sur l’investissement.

 

Europe : comment sortir de l’impasse ? par Agnès BENASSY-QUÉRÉ

Beaucoup de structures ont été mises en place pour assurer la solidité économique de la Zone Euro : le Mécanisme Européen de Stabilité (MES), l’assouplissement quantitatif, l’Union Bancaire. Pourtant, 3 choses ne fonctionnent toujours pas :

– La boucle néfaste entre banques et pouvoir souverain se poursuit : Les États ne peuvent plus soutenir leurs banques mais les banques continuent d’acheter des obligations publiques. Si la dette poursuit sa dégradation il n’y aura plus de source de liquidités et nous risquerons la paralysie du système bancaire.

– Les outils permettant la stabilisation des politiques macro-économiques se sont affaiblis. Les politiques budgétaires sont particulièrement contraintes par l’accumulation de la dette. Le MES n’est pas accepté et le marché financier reste fragmenté.

– Relancer la convergence macroéconomique sera très difficile. Les États membres refusent de se concerter sur une politique commune : un effort conjoint de réduction du coût du travail fera nécessairement des perdants.

Finalement, ce qui a été mis en place depuis le début de la crise est inopérant ou remis en cause. La BCE met progressivement un terme à sa politique d’assouplissement quantitatif et la Zone Euro ne parvient pas à finaliser l’Union Bancaire. L’opposition des États membres est très forte contre la réassurance des dépôts bancaires, qui les dépossède de leur régulation nationale, ce qui les pousse à s’opposer à cette union.

Politique Migratoire : Y a-t-il une logique économique ? par Emmanuelle AURIOL

L’impact économique de la migration est assez mal étudié, enseigné et donc compris en Europe. Il faut rappeler qu’il y a 250 millions de migrants dans le monde (3,5% de la population). La raison de cette mobilité est souvent la recherche d’un travail par des individus jeunes (âge médian de 39 ans) qui proposent leur force de travail dans des pays riches.

Il est désormais incontestable que l’immigration est une bonne nouvelle pour l’économie d’un pays. Il suffit d’observer le glissement qu’il y a eu dans le discours du Front National au cours de ces dernières années. L’immigration n’y est plus associée au chômage mais à l’insécurité, au terrorisme ou à des problèmes d’ordre culturel. Les migrants clandestins font même partie de la solution : ils occupent des emplois qui restent non pourvus dans des secteurs comme l’agriculture, la restauration ou le bâtiment.

L’équilibre politique est ambigu : les entreprises ont des besoins de main d’œuvre qu’il faut combler alors que les électeurs sont souvent opposés à l’arrivée de migrants clandestins sur le sol national. Les gouvernements se montrent donc fermes sur leurs frontières mais évitent de pratiquer un contrôle strict des employeurs, qui endiguerait véritablement l’afflux de clandestins. Le traitement de l’immigration est un sujet politique qui dépasse largement l’économie.

Une réponse possible à ce paradoxe serait la mise en place des visas temporaires comme au Canada. Ce qui aurait le double avantage de répondre au besoin de main d’œuvre tout en interdisant à ces individus de profiter du modèle social français.

USA, Union européenne, Chine : quelle épreuve de force ? par Patrick ARTUS

– Relation USA-Chine

Il convient de ne pas surestimer l’effet de l’affrontement commercial USA-Chine :

La hausse de droits de douane pratiquée par les USA s’applique sur des biens qui ne sont plus produits aux Etats-Unis depuis très longtemps. Il n’y a donc aucun effet concernant le volume des importations mais seulement une augmentation de certains prix nationaux (acier et aluminium par exemple).

Il ne faut pas non plus oublier que les droits de douane sont des impôts. Les consommateurs américains vont payer plus chers leurs biens mais le Trésor américain récupère la différence (57 milliards de dollars) et obtient la possibilité de la redistribuer la différence aux ménages et entreprises. Il n’y a donc en théorie pas d’effet sur le revenu des agents économiques américains, mais simplement un changement des prix relatifs des biens consommés.

– Relation USA-Europe

Il semblerait que l’on s’achemine vers une négociation où l’Europe s’engage à acheter des produits américaines (automobiles, soja, gaz liquéfié). Le vrai enjeu stratégique c’est le gaz liquéfié pour les deux parties. Du côté américain, cela permettrait de trouver un marché où écouler les réserves très importantes de gaz liquéfié découvertes ces dernières années. Pour les Européens, il s’agirait plutôt de diversifier son approvisionnement en gaz afin de ne pas prendre le risque de dépendre uniquement de la Russie.

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