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Hommage du Cercle des économistes à Emmanuel Farhi

Emmanuel Farhi, Professeur à l’Université d’Harvard, est décédé précocement le 23 juillet 2020. En 2013, il avait reçu le Prix du meilleur jeune économiste, décerné par Le Monde et Le Cercle des économistes. Le Cercle des économistes a souhaité lui rendre hommage.

Il avait récemment participé à l’ouvrage collectif des PMJE « Agir face aux dérèglements du Monde » publié en juin 2020 chez Odile Jacob. Sa contribution porte sur les grands défis auxquels sont ou seront confrontés les économistes et a pour titre « L’économie est une science en mouvement ».

 

L’économie en général, et la macroéconomie en particulier, sont des sciences encore très primitives. Les problèmes, compliqués, invitent à les comprendre modestement, en étant honnête sur les marges d’incertitudes qui demeurent. Il faut répondre à l’urgence économique à court terme avec les outils du bord, mais il est indispensable de ne pas perdre de vue la nécessité de développer de nouveaux outils à long terme.

 

 

Emmanuel Farhi a eu une carrière d’économiste fulgurante. A 41 ans (il aurait eu 42 ans le 8 septembre 2020), il a déjà très fortement influencé la macroéconomie néo keynésienne, la finance internationale, la théorie de la fiscalité ainsi que les fondements théoriques de l’économie en travaillant sur les fonctions de production. Emmanuel est un produit exceptionnel de la méritocratie républicaine française. Il effectue des études brillantes : reçu premier à Polytechnique, choisissant finalement l’ENS, il est à l’aise autant en physique qu’en mathématiques et en sciences sociales. Il choisit l’économie et effectue un doctorat au MIT qu’il termine en 2006.

En fin de thèse, Emmanuel avait déjà écrit tant de papiers de qualité qu’il acquiert d’ores et déjà une réputation de chercheur exceptionnel et est embauché par l’Université de Harvard. Il y deviendra Professeur titularisé cinq and plus tard. Parmi ses premières contributions (avec Ricardo Caballero et Pierre-Olivier Gourinchas), on trouve une théorie originale des déséquilibres financiers mondiaux qu’il attribue à une pénurie d’actifs financiers surs et liquides dans des pays à forte épargne comme les pays asiatiques. Ceux-ci investissent donc en abondance dans les marchés liquides des États Unis ce qui conduit à une mise sous tension d’un système financier américain euphorique, en proie à toute sortes d’abus que la crise de 2008 révèlera.

Il développe par la suite une théorie des taux change nouvelle et créative (avec Xavier Gabaix) basée sur le risque de catastrophe économique.  Il contribue à repenser en profondeur les modèles macroéconomiques néo-keynésiens (avec Ivan Werning), enrichissant et précisant la théorie des zones monétaires optimales de Mundell avec toute la rigueur et la force analytique de son esprit. Il met en évidence une rationalité nouvelle et importante pour les politiques macroprudentielles dans un environnement où la politique monétaire est contrainte, par exemple à cause du régime de change. Il s’attaque également (avec Jean Tirole) aux problèmes d’aléa moral créés par les politiques publiques subventionnant de façon indiscriminée les institutions bancaires. Là encore il préconise l’utilisation de politiques macroprudentielles au côté de la politique monétaire pour garantir stabilité macroéconomique et financière. Il a réfléchi à l’organisation du système monétaire international (avec Pierre-Olivier Gourinchas, Hélène Rey et Matteo Maggiori), à la dominance du Dollar et aux points de vulnérabilité du système hégémonique actuel. Il s’est penché sur l’épineuse question de la transition vers un système monétaire plus multipolaire avec le yuan ou l’euro et sur les dangers et opportunités qu’elle impliquerait.

Interview d’Emmanuel Farhi aux Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence,2014

Récemment, Emmanuel s’était lancé (avec un de ses anciens étudiants David Baqaee) dans un programme de recherche extrêmement prometteur visant à repenser les fondations des fonctions de production en macroéconomie, les effets de réseaux et les interconnections dans nos économies, de façon très générale. Sa pensée était fondamentale et claire.  Lorsque les problèmes semblaient si complexes que la communauté des macroéconomistes peinaient à trouver un angle d’approche, il en trouvait un. Chercheur hors norme, toujours avide de comprendre les complexités du monde, il était promis au Nobel. Mais il était aussi motivé passionnément par l’amélioration des politiques publiques. C’est ainsi qu’il a été un conseiller prisé des décideurs publics et d’institutions comme la Banque de France. Emmanuel était un être humain très généreux, curieux du monde et éminemment cultivé. Ses étudiants avaient en lui un mentor attentif et brillant, toujours à l’écoute. Ses amis se rappellent avec émotion d’épiques débats portant sur des sujets allant de l’archéologie à la politique, de longues marches sportives et surtout son rire.

Hélène Rey, Membre du Cercle des économistes et Professeur à la London Business School

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