" Osons un débat éclairé "

Le tournant du capitalisme : peut-on échapper à une crise sociale ?

Consommation, travail, commerce international… la pandémie de la Covid-19 pourrait avoir donné un coup d’arrêt aux paradigmes économiques dominants. Pour autant, ces changements ont-ils vocation à perdurer ? Quel modèle inventer pour remplacer le capitalisme actuel ? Une crise sociale est-elle inéluctable ? Lors d’un échange aux Journées de l’économie de Lyon, Patrick Artus et Jean-Hervé Lorenzi ont apporté des éléments de réponse à ce sujet central.


Un système à bout de souffle

Le capitalisme libéral semble avoir atteint ses limites. Pour Patrick Artus, nous ne sommes plus dans un capitalisme néolibéral, mais plutôt dans un capitalisme de rente. Désormais, la concentration des entreprises et des richesses freine le progrès technique et la croissance. Pour entretenir ce système à bout de bras, les banques centrales ont injecté massivement des liquidités.

Elles ont ainsi permis l’apparition de rentes monétaires et provoqué l’explosion des inégalités de patrimoine. Celles-ci ne tarderont pas à devenir insupportables tant moralement qu’économiquement, car elles nuisent à la croissance.

« La maximisation du PIB n’est pas un objectif décent de politique économique. » Patrick Artus

Pour Jean-Hervé Lorenzi, cette « fuite en avant » du capitalisme permet au système d’afficher des résultats toujours meilleurs. Ainsi, le CAC40 bat des records historiques, le pouvoir d’achat progresse, l’activité économique retrouve plus tôt que prévu son niveau d’avant-crise… Mais la société a-t-elle pour autant surmonté la crise ? Rien n’est moins sûr. Nous sommes aujourd’hui dans un brouillard intellectuel. Les « mots magiques de capitalisme inclusif ou de croissance soutenable » donnent l’impression que nous réussirons à surmonter les défis qui nous font face. Mais nous n’échapperons pas à un débat fondamental sur nos modes de vie, entre croissance et décroissance.

« Nous arrivons à une fin de cycle sur la religion de la croissance. » Jean-Hervé Lorenzi

Le capitalisme peut-il mener la transition écologique ?

Il sera indispensable d’investir massivement dans la transition écologique si l’on souhaite préserver la croissance et les revenus pour l’avenir. Toutefois, le capitalisme est-il prêt à financer des investissements – décarbonation, énergies renouvelables, isolation des logements… – par nature peu rentables ?

Il n’y a finalement que deux options, qui semblent aboutir au même résultat. Soit le capitalisme fait sa révolution, et accepte une moindre rentabilité, soit les États devront financer ces investissements. Mais ils le feront par une taxation du capital, qui in fine aboutira à une baisse de la rentabilité. Le capitalisme doit donc, s’il veut éviter la décroissance, se préparer à une rentabilité plus faible.

La taxation du carbone, largement débattue lors de la COP26, est cruciale. En interne, elle devra s’accompagner de politiques redistributives. En effet, ce sont les ménages les plus modestes qui, en proportion, paieront le plus lourd tribut à la transition écologique. Du côté du commerce extérieur, une taxe aux frontières est inévitable. Elle seule permet de corriger les écarts de prix entre les marchés de CO2. Mais si elle est simple à calculer pour des pays disposant d’un tel marché, elle pose question pour les pays ne disposant pas de marché du carbone.

Vers de nouvelles répartitions

Pour Jean-Hervé Lorenzi, c’est en débattant d’une croissance inclusive que nous poserons les termes d’un débat réaliste et porteur de sens. Cette transition vers une croissance inclusive, qui implique un changement profond de la répartition des profits, sera difficile. Il faut également intégrer d’autres critères que la seule rentabilité financière. Citons par exemple le rapportage extra-financier, la mesure de l’impact social et environnemental…

« Il faut imaginer une transformation profonde des répartitions au sein de la société. Cette transformation sera difficile. » Jean-Hervé Lorenzi

Dans sa transformation, le capitalisme doit donc accepter un rôle accru de la collectivité et de nouvelles répartitions des richesses et des rentes. Pour Patrick Artus, ce système se rapproche de l’ordolibéralisme : le cadre d’une économie de marché prévaut, mais l’Etat s’occupe de toutes les défaillances de marché.

Il est donc impératif de mener une politique de redistribution, pour éviter que le capital ne se concentre entre les mains d’une frange infime de la population.

La question intergénérationnelle

La crise du capitalisme en France se traduit par une crise sociale. Celle-ci frappe d’abord les jeunes. Plus d’un million d’entre eux sont totalement exclus du circuit normal de l’insertion dans la société. Pour Jean-Hervé Lorenzi, « le Contrat Engagement Jeune proposé par le gouvernement va dans le bon sens, mais est encore largement insuffisant ».

De l’autre côté de la pyramide des âges, Patrick Artus formule deux propositions : indexer les retraites sur les salaires et repousser l’âge de départ à la retraite. Mais cela doit se faire en passant un accord avec les Français, et non pas comme on l’a fait lors des précédentes réformes. Il faut leur dire clairement comment sera utilisé l’argent de cette réforme : dans l’éducation, dans l’investissement… Pour Jean-Hervé Lorenzi, ce report de l’âge de départ à la retraite ne se fera pas sans un changement de comportement de la part des entreprises, qui doivent continuer à former leurs salariés les plus âgés.

Revaloriser les salaires et réenclencher la mobilité sociale

La question des salaires devra être traitée dans son ensemble, car en France un certain nombre de métiers dont le corps médical, le corps enseignant, les travailleurs en « première et deuxième ligne »… sont sous-rémunérés.

La mobilité sociale a fortement diminué depuis 20 ans. Selon Patrick Artus, on constate aujourd’hui « un déterminisme à peu près complet » entre les parents et leurs enfants. Si la France est relativement bonne dans la réduction des inégalités de revenus – qui sont, avant redistribution, plus élevées en France qu’aux Etats-Unis – elle souffre en revanche d’inégalités criantes de patrimoine. Or, ces inégalités sont une des causes de la perte de croissance. Il est donc urgent de réfléchir à des politiques de redistribution patrimoniale : intéressement des salariés, patrimoine de base pour les jeunes…

Interroger l’idée de progrès

Pendant longtemps, on a pensé que le capitalisme portait en lui le progrès, en confondant souvent progrès technologique et progrès de la société dans son ensemble. Mais, pour Jean-Hervé Lorenzi, on ne sortira pas de cette crise du capitalisme sans questionner notre rapport à l’innovation. Si elle peut être vecteur de formidables avancées, elle peut aussi porter des changements destructeurs d’emplois, qu’on a longtemps pensé non-qualifiés, mais aussi qualifiés comme on le voit aujourd’hui.

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