" Osons un débat éclairé "

« L’euro peut-il remettre en cause le rôle international du dollar ?»

A l’instar des marchés financiers, les monnaies ont ignoré les violences de la semaine dernière au Capitole. En revanche, les grandes devises internationales continuent de rivaliser. Dans ce contexte, Jean-Paul Pollin explique pourquoi l’euro a peu de chances de détrôner le dollar en tant que première monnaie internationale.

Lors de la création de l’euro, on a pensé et espéré que cette nouvelle devise allait assez vite jouer un rôle important dans le fonctionnement du système financier international. C’est-à-dire qu’elle prendrait une place conséquente dans les émissions d’obligations, dans les prêts et emprunts bancaires, dans les transactions sur les changes, et surtout qu’elle viendrait défier le dollar en tant que monnaie de réserve. Or, cette anticipation s’est trouvée jusqu’ici largement déçue. Un récent rapport de la BCE (juin 2020), utilisant un indicateur synthétique des fonctions que l’on vient de lister, montre que la place de l’euro y est restée pratiquement stable durant les vingt dernières années : après être montée rapidement entre 1999 et 2003, sa place s’est réduite pour se stabiliser autour de son niveau de départ.

On retrouve à peu près la même évolution pour ce qui est de la fonction de réserve de change : la part de l’euro dans les réserves officielles a fluctué entre 18 et 25% pour se stabiliser autour de 20% entre 2014 et 2019. Dans la même période, la part du dollar est passée de 70 à 60% du fait de l’accroissement du poids (encore tout relatif) des autres devises (yen, renminbi, livre, dollars australien et canadien). Cette évolution ne doit donc rien à la naissance de l’euro et ne remet pas en cause la prédominance du dollar.

Or, ce phénomène a des implications importantes, car le statut de monnaie de réserve s’analyse comme un prêt du reste du monde à l’économie américaine, pour lui permettre de financer dans de bonnes conditions ses déficits budgétaires et extérieurs, quand ce n’est pas l’acquisition d’actifs étrangers. Cette situation est peu rationnelle et choquante dans la mesure où elle profite à l’économie la plus « prospère ». Accessoirement elle offre aux Etats-Unis la possibilité d’imposer l’extraterritorialité de leur droit aux utilisateurs du dollar et plus généralement de renforcer leur puissance politique. On comprend que ces « privilèges » indisposent une bonne partie de la communauté internationale. D’autant qu’ils s’accompagnent depuis l’élection de Donald Trump d’une volonté de dicter une conception de l’ordre politique et économique mondial, tout en rompant avec le multilatéralisme.

Mais est-il possible de contester la suprématie du dollar, et l’euro est-il capable de remplir cette mission ou au moins d’y participer ? On sait que pour que cela soit possible il faut d’abord qu’existe dans l’économie du « challenger » des marchés de grande taille, liquides et disposant d’une gamme de produits assez large pour accueillir les mouvements de capitaux. On pense le plus souvent aux marchés de dettes publiques, mais depuis quelque temps cela concerne aussi les marchés d’actions qui remplissent également cette fonction d’accueil de placement des réserves.

D’autre part, le fait d’être monnaie de réserve suppose que la position extérieure du pays émetteur soit déficitaire : pour qu’une monnaie soit détenue encore faut-il qu’elle devienne une dette vis-à-vis du reste du monde. Ce qui se produit notamment lorsque les investissements du pays en question excèdent le niveau de son épargne.

Or, la zone euro semble bien en difficulté pour satisfaire ces critères. D’abord parce que les marchés pour les dettes publiques sont fragmentés, donc de faibles tailles. Le refus des eurobonds, que les événements récents ont à peine écorné, reflète la principale fragilité d’une monnaie privée d’une souveraineté reposant sur une solide unité politique. Les marchés d’actions sont également dans l’attente d’une unification et d’une meilleure représentation de valeurs technologiques.

En fait, dans la zone euro, les financements intermédiés surpassent les financements de marchés, ce qui rend le problème structurel. Ajoutons que la balance courante de la zone prise globalement est excédentaire (de 2 à 4% du PIB) depuis au moins 2012, sous l’influence de la culture de rigueur (notamment budgétaire) qui prévaut depuis son origine, en dépit des accrocs de circonstance que certains pays lui ont fait subir. Or, ceci ne s’accorde pas avec le statut de monnaie de réserve.

En définitive, il semble peu probable que l’euro soit en mesure de remettre en cause le rôle international du dollar et l’on ne voit d’ailleurs pas qu’elle autre devise serait susceptible de le faire à un horizon de temps raisonnable. Au demeurant, il n’est pas sûr que ce soit là une mauvaise nouvelle, car le renforcement de sa position de monnaie de réserve contribuerait certainement à faire monter la valeur de l’euro. Ce qui ne serait pas opportun au moment où risquent de s’aviver les guerres commerciales.

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