" Osons un débat éclairé "

Mouches anti-immigration

Agnès Bénassy-Quéré

Agnès Bénassy-Quéré

Je voudrais revenir sur le choix des citoyens suisses de mettre fin à, je cite, « l’immigration de masse ». Quelle mouche a donc piqué nos amis helvètes ? Avec un taux de croissance de 2% et un taux de chômage de 4,4%, l’économie suisse semble un îlot de prospérité dans une Europe malade. Or cette prospérité s’appuie sur une immigration si ce n’est « de masse » – un qualificatif inquiétant qui n’est sans doute pas pour rien dans le résultat de la votation, du moins élevée : la Suisse accueille chaque année une population étrangère équivalente à 1% de la population existante ; ces étrangers, dont les deux tiers proviennent de l’Union européenne, constituent aujourd’hui un quart de la population totale. Ils font tourner les entreprises, développent le commerce, payent des impôts. Ils compensent d’autres aspects moins reluisants de l’économie suisse, notamment son agriculture protégée et peu productive, son vieillissement, ses pénuries de crèches (plus de la moitié des travailleuses suisses sont à temps partiel). Alors, de quoi se plaint-on ? Eh bien du prix des logements qui a augmenté de 50% en moyenne depuis 2000, et nettement plus dans certains endroits. Le raccourci est facile : les immigrés ont pris aux Suisses non pas leur emploi mais leur logement. C’est limpide comme un torrent des Alpes. Toutefois, d’après la dernière étude de l’OCDE sur la Suisse, les prix de l’immobilier se sont envolés pour des raisons tout à fait classiques, comme en France : une combinaison d’une offre rigide et de taux d’intérêt bas, qui solvabilisent la demande. Et la demande augmentant plus vite que l’offre, les prix montent, c’est mécanique et cela ne vient pas principalement de la demande étrangère. Pour preuve : la dette hypothécaire atteint 116% du PIB, un taux particulièrement élevé en comparaison internationale.

Poussons maintenant l’analyse un cran plus loin : pourquoi les taux d’intérêt ont-ils autant baissé en Suisse, notamment depuis 2009 ? La raison essentielle est que la crise mondiale a suscité un afflux de capitaux vers le franc suisse, considéré comme une valeur refuge. Pour contenir la hausse du franc, la Banque Nationale de Suisse est intervenue massivement sur le marché des changes et, à partir de septembre 2011, s’est engagée à ce que la valeur du franc suisse reste bloquée à 80 centimes d’euro. Pour obtenir ce résultat, elle a ouvert en grand le robinet du crédit à taux faible ; et de ce robinet est sortie une bulle. En cherchant vigoureusement à éviter des pertes de compétitivité à l’industrie suisse, la banque centrale a produit une bulle immobilière. Or la compétitivité risque à présent de souffrir non de la hausse du franc, mais de la pénurie de main d’œuvre qualifiée. Sans parler des menaces de l’Union européenne de remettre en cause le restant de ses accords bilatéraux avec la Suisse, et notamment l’accès à son grand marché, dont la Suisse est dépendante. L’UE risque de voir se déliter le principe de libre circulation des travailleurs, comme le demande déjà David Cameron. Même si la Suisse ne fait pas partie de l’Union, toute mansuétude à son égard pourrait avoir des effets en chaîne. Le problème, c’est que la libre circulation des travailleurs survivra difficilement sans une harmonisation minimum des droits des travailleurs à travers l’Europe, un sujet qui suscite de l’urticaire outre-Manche. Méfiez-vous des mouches anti-immigrés, elles piquent partout en Europe.

Chronique diffusée sur France Culture le 27 février 2014

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