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Pétro-yuans : la guerre commerciale étendue au front pétrolier ?

Depuis la fin du mois de mars, la Bourse internationale de l’énergie de Shangaï propose des contrats à  terme sur le pétrole libellés en yuans, la devise chinoise. Il s’agit d’une révolution dans le monde pétrolier dont la principale devise de référence était jusqu’à présent le dollar. Est-ce pour autant la fin des pétrodollars ? Patrice Geoffron explique les conséquences à long terme de l’initiative chinoise.

 

Dans l’hystérisation des tensions commerciales de ce début d’année, les hydrocarbures auraient pu représenter une zone de « neutralité ». Comme le Président Trump a fait sien le « drill, baby, drill! » républicain, appelant à forer tous azimuts, la demande chinoise est clé : directement, comme débouché pour les exportations de gaz naturel ou, indirectement, en soutenant les cours du baril. Néanmoins, la bataille pour le leadership n’épargnera pas les hydrocarbures, et cela du fait d’une offensive chinoise sur ce front. Depuis la fin mars 2018, la bourse de Shanghai traite des contrats à terme pétroliers libellés en yuans, attaquant le monopole du dollar pour ces transactions, cœur de l’emprise américaine sur les flux monétaires internationaux.

A partir du début des années 1970, selon les termes d’un accord passé entre le Président Nixon et le Roi Fayçal d’Arabie, le dollar s’est imposé comme référence des transactions pétrolières, concourant à sa suprématie comme monnaie de réserve internationale. Mais depuis quelques années, la Chine joue de son pouvoir de premier importateur pour conduire ses fournisseurs à libeller leurs contrats en yuans (ses achats ont encore augmenté de 10% en 2017, culminant à 8,4 millions de barils/jour) ; comme, à l’inverse, les États-Unis consomment de plus en plus la production nationale, leur primat s’effrite (7,9 millions de barils/jour importés en 2017). Pour contourner les sanctions américaines, l’Iran a accepté dès 2012 des transactions en yuans, de même que la Russie depuis 2014 (ainsi qu’en roubles) et le Venezuela en 2017, l’Angola étant susceptible de compléter la liste en 2018.

Une tentative antérieure de la Chine pour introduire de tels contrats à terme, au début des années 1990, avait échoué en raison de prix erratiques n’apportant aucun service réel. Mais, cette fois-ci, l’affaire a été mieux pensée : le marché est ouvert aux étrangers (20 courtiers sont présents, dont Glencore et Trafigura) rassurés par la convertibilité des contrats en or. Les objectifs sont doubles : les négociants chinois ont le souci de mieux gérer des risques de change qui portent sur 300 milliards de dollars d’imports par an ; la Chine cherche à établir une norme complémentaire à celle du Brent en Europe et WTI aux États-Unis. A retenir que, pour les métaux, la référence chinoise du SHFE s’est imposée au côté du LME européen.

Même si certains analystes américains annoncent un « effet domino » avec la fin de l’ère des pétro-dollars, dès lors que l’Arabie Saoudite acceptera de migrer vers le yuan, une telle perspective reste hypothétique à ce stade et les buts chinois sont à plus long terme. Mais, plus intéressant sans doute, se dessinent les effets paradoxaux de la stratégie américaine de « puissance énergétique » : pour les opérateurs « historiques » d’hydrocarbures (moyen-orientaux, russes, africains, latino-américains), l’Amérique est désormais un redoutable concurrent plutôt qu’un client privilégié, de sorte que le « consentement à payer » en dollars est moins mécanique ; par ailleurs, en accroissant la concurrence, les États-Unis tirent les prix du pétrole et du gaz vers le bas, au bénéfice des importateurs massifs (Chine, Inde et Europe) qui sont ses rivaux dans la globalisation. Ce qui vient confirmer que, dans la bataille pour le leadership, deux logiques s’affrontent : l’éruptif « America First ! » et la lente construction d’une « Route de la Soie ».

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