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Pierre-Olivier Gourinchas : « Il ne faut pas provoquer un arrêt cardiaque de l’économie simplement parce qu’on veut ralentir »

L’économie française devrait stagner cet automne si les difficultés d’approvisionnement en énergie et l’inflation n’augmentent pas, malgré me contexte marqué par de lourdes menaces qui pèsent sur la croissance en Europe. C’est ce qu’affirme l’Insee dans une note complète publiée le jeudi 6 octobre. L’inflation et la politique monétaire en Europe, c’est le thème de ce nouvel épisode d’Où va l’éco… A quel type d’inflation sommes-nous aujourd’hui confrontés et quels sont les moyens pour lutter contre la hausse vertigineuse des prix ? Les réponses de Pierre-Olivier Gourinchas, chef économiste du Fonds monétaire international, qui nous a accordé une interview exclusive à l’occasion des 22e Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence.

Il y a plusieurs facteurs derrière le taux d’inflation que nous observons actuellement. D’une part, il y a le COVID, la reprise post-COVIDet les politiques de soutien. Cette combinaison de facteurs d’offre et de perturbations sur les chaînes de production a eu tendance à faire monter le prix de certains biens intermédiaires et finaux. Puis, il y a eu les politiques budgétaires de relance dans beaucoup de pays, qui ont soutenu les ménages et les entreprises.  

Ces politiques ont créé une demande, en particulier pour les biens durables par rapport aux services, et ont contribué à faire monter les prix. Nous sommes donc sortis fin 2021 avec cette inflation qui venait à la fois des effets d’offre et des effets de demande. Deuxièmement, évidemment, la guerre en Ukraine et donc l’envolée des prix des matières premières, de l’énergie, des produits alimentaires, a rajouté une couche sur la dynamique d’inflation. 

Il y a une polémique autour de l’intervention des banques centrales. La Fed comme la Banque centrale européenne ne sont-elles pas intervenues trop tard pour éteindre l’incendie ?

C’est toujours un peu facile, avec le recul, d’avoir comme on dit aux États-Unis twenty-twenty hind-sight, d’avoir 20 sur 20, en vision. Evidemment, on se dit maintenant qu’il aurait été mieux de pouvoir intervenir plus tôt et d’anticiper ces pressions inflationnistes. Je nous mets également, au FMI, dans le camp de ceux qui n’ont pas vu venir l’inflation non plus. Nous avons été surpris par l’inflation qui s’est annoncée fin 2021 et en 2022. Est-ce qu’il aurait fallu réagir plus tôt ? Avec ce qu’on sait maintenant, oui, avec ce que l’on savait à l’époque, c’est moins clair.  

Pour les États-Unis, on pourrait faire un argument, en disant qu’ils avaient une reprise qui était déjà très forte. Pour la zone euro, c’est un peu plus compliqué. La zone euro a une reprise qui est intervenue un petit peu plus tard et elle était frappée de plein fouet par la guerre en Ukraine, avec un choc sur la balance énergétique, qui ampute déjà le pouvoir d’achat de la zone euro – on le voit bien sur la balance commerciale de la zone euro qui est devenue très déficitaire – et qui vient donc réduire l’activité. Dans ce contexte là, on peut se dire qu’il faut avancer peut-être à pas un peu plus mesurés dans la lutte contre l’inflation par la BCE, comme on l’a observé. 

Une fois qu’on a dit cela, en même temps, une fois que l’inflation est à 8,5%, que ce soit aux États-Unis, en Angleterre ou en zone euro, les banques centrales n’ont pas le choix : elles doivent reprendre le contrôle de ces dynamiques de prix. 

Cette inflation est-elle durable ? Peut-on anticiper sa durée ?

Là aussi, c’est un aspect où nous avons été surpris de manière répétée et négative. L’inflation s’est révélée plus persistante, elle s’est propagée d’abord des prix des biens énergétiques et alimentaires vers les biens et les services. Je crois qu’il faut être très prudent.  

Cette inflation devrait se résorber une fois que les prix de l’énergie commencent à se stabiliser et que l’économie commence à ralentir. Le vrai facteur qui pourrait conduire à une persistance de l’inflation, serait le déclenchement d’une boucle prix-salaires ou un décrochage des anticipations d’inflation, si les ménages et les entreprises dans la zone euro ou aux États-Unis se mettent à se dire : « On est dans un monde où l’inflation n’est plus à 2% comme elle l’a été depuis 20 ou 25 ans, maintenant elle est à 8%, on ne sait pas quand elle va ralentir, donc ça va devenir notre nouvelle base d’analyse, à partir de laquelle on va fixer nos prix et négocier nos salaires ». Cela serait un véritable désastre, qui conduirait à la persistance d’une inflation très importante.

De quelles marges de manœuvre disposent les autorités monétaires pour juguler cette inflation ?

Les banques centrales disposent de toutes les marges de manœuvre. Elles peuvent rehausser les taux directeurs – elles ont déjà commencé d’ailleurs à arrêter leur politique d’achat de titres – donc elles disposent d’outils très puissants. Le danger, c’est de le faire à la bonne vitesse. Il ne faut pas provoquer un arrêt cardiaque de l’économie simplement parce qu’on veut ralentir. Il faut le faire progressivement, au vu des chiffres d’inflation, de manière agile, mais il est très clair que la direction dans laquelle il faut aller actuellement, c’est un durcissement des politiques monétaires, des taux d’intérêt, qui servira aussi à convaincre les acteurs économiques, les ménages, les entreprises que l’inflation ne va pas s’établir de manière durable. Pour cela, il faut envoyer des signaux très clairs.

Les États, avec la dette, sont eux aussi concernés. Quel impact cette inflation va-t-elle avoir sur le remboursement des dettes souveraines ? Une dette toujours plus chère dans les années à venir ?

Effectivement, on assiste à un renversement des dynamiques de ces quarante dernières années, où les taux réels – ajustés de l’inflation – étaient de plus en plus bas, où les États pouvaient emprunter dans des conditions de plus en plus favorables et la dette ne venait pas vraiment peser sur les choix de politique budgétaire. Cela va changer dans les années à venir.

On observe déjà un relèvement des taux réels et un ralentissement de la croissance, qui va peser sur les dynamiques budgétaires. Mais rappelons que nous sommes au tout début de ce processus : les taux réels – le coût réel de la dette – reste très faible par rapport à des normes historiques.

Nous sommes donc dans une dynamique entre coût de la dette relativement faible et montant de dette élevé. La vraie question qui va se poser est de savoir si ce coût de la dette qui remonte va perdurer, ou si l’on va revenir se stabiliser sur des taux réels faibles, comme on les a eus dans les années 2010 ou auparavant. 

Quelle attitude doivent avoir les États face à cette inflation et cette dette ? Risque-t-on de voir pointer de nouveau la rigueur ?

Je ne le pense pas et la rigueur n’est pas nécessaire à ce stade. Certaines politiques monétaires ont pour objectif de réduire les dynamiques d’inflation, mais que doivent faire les autorités budgétaires ? Elles auront un double objectif dans ce contexte. Le premier, c’est de protéger les ménages les plus vulnérables, les secteurs d’activité les plus vulnérables, face à cette augmentation de l’inflation et au durcissement des politiques monétaires. Avoir une politique de redistribution, ciblée et temporaire, c’est tout à fait légitime.  

Par contre, ce que les politiques budgétaires ne devraient pas faire dans la situation actuelle, qui est une situation de durcissement de la politique monétaire, c’est de la relance. Il ne faut pas faire de la relance avec la politique budgétaire quand on essaie de contraindre et de ralentir les pressions inflationnistes avec la politique monétaire, ce serait tirer à hue et à dia. Mais cela ne veut pas dire de la rigueur, cela veut simplement dire qu’il faut reconstruire progressivement les marges de manœuvre budgétaires qui ont été érodées par la crise du COVID, car on ne sait pas de quoi demain sera fait… 

Et puis surtout, il y a de nouveaux et lourds investissements qui arrivent avec la transition énergétique et écologique. Cela arrive au mauvais moment puisque l’argent devient plus cher, « fini l’argent gratuit »…

L’argent n’a jamais été complètement gratuit, mais vous avez raison, il y a des investissements lourds pour la transition climatique, pour l’indépendance énergétique, qui vont être très importants. Sur la transition climatique, il est important de rappeler que la transition climatique a un volet fiscal aussi. Une partie de la transition climatique va devoir s’appuyer sur une taxation carbone. Il n’y a, je crois, aucun scénario de décarbonation de l’économie qui ne s’appuie pas au moins en partie sur une taxe carbone. Cette taxation carbone va produire des recettes budgétaires qui vont pouvoir compenser les ménages les plus affectés par l’augmentation du coût de l’énergie, mais qui vont aussi pouvoir aider au financement de cette transition énergétique. 

Il faut donc prendre le problème de la transition climatique dans sa globalité : elle va avoir un impact sur les finances publiques, mais il y a aussi des sources de financement. 

Il y a les États nations, et puis il y a l’Union européenne. Une règle budgétaire commune est-elle aujourd’hui envisageable ?

Les règles communes existent depuis le pacte de croissance et de stabilité. Des règles communes sont nécessaires lorsqu’on vit dans une maison commune. Un certain nombre d’externalités sont liées à la politique budgétaire dans une union monétaire. En particulier, lorsqu’un pays prend des décisions budgétaires de son côté, cela a un impact sur la demande et donc sur l’activité dans le reste de l’Union européenne. Cela justifie qu’il y ait un cadre budgétaire à l’intérieur duquel les pays évoluent. Ce cadre budgétaire a été suspendu au moment du COVID et devait être rétabli à la fin de l’année 2022 puis à la fin de l’année 2023. Pendant cette période, il y a une discussion sur la remise à plat du cadre budgétaire commun. 

Cette discussion est nécessaire. Elle est importante parce que le cadre qui existait auparavant était loin d’être idéal, il n’était pas particulièrement respecté et il forçait les pays à faire de la rigueur au mauvais moment. Il faut donc remettre les choses à plat, mais on ne peut pas envisager qu’il n’y ait pas de cadre budgétaire commun à l’intérieur d’une union monétaire. 

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