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Politique monétaire et inégalités : les banques centrales au four et au moulin ?

L’envolée des prix de l’énergie ravive les inquiétudes autour de l’inflation et du pouvoir d’achat. Cette hausse des prix intervient au moment où les banques centrales préparent les esprits à une sortie progressive de leurs politiques accommodantes. Pour André Cartapanis, cette difficile conjonction doit être analysée à l’aune de la montée des inégalités

Le rôle des banques centrales sur les inégalités

Les politiques monétaires n’exercent pas seulement des effets macroéconomiques, sur l’inflation ou le cycle économique, mais aussi des effets redistributifs. En un mot, elles impactent les inégalités. On distingue habituellement trois canaux de transmission de la politique monétaire sur la répartition des revenus et des patrimoines : le canal de la rémunération de l’épargne ; le canal du prix des actifs ; le canal du revenu des ménages.

Les politiques monétaires accommodantes et la faiblesse des taux d’intérêt rognent les rendements de l’épargne populaire et alimentent la hausse des prix d’actifs, financiers ou immobiliers, dont bénéficient les détenteurs des plus gros patrimoines au détriment des candidats à l’acquisition de leur logement, souvent parmi les jeunes générations. A l’inverse, le durcissement des politiques monétaires face à la résurgence de l’inflation ou à l’emballement du crédit, porteur d’instabilité financière à terme, induit un ralentissement de l’activité qui se reporte sur le marché du travail et le niveau de chômage dont sont d’abord victimes les travailleurs précaires, les moins qualifiés, les jeunes salariés en CDD.

Comment les banques centrales réagissent face aux inégalités

Les banquiers centraux en sont pleinement conscients et la question des effets collatéraux de leurs politiques sur les inégalités a dépassé les cercles académiques, surtout depuis la généralisation des politiques non-conventionnelles et des taux directeurs proches de zéro, après la crise financière américaine et, à nouveau, face à la crise du Covid. La Réserve fédérale américaine s’intéresse désormais aux « déficits » de l’emploi en considérant la situation des « communautés à faibles revenus » et celle des « minorités ethniques ». La BCE, face aux mises en cause de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe qui a dénoncé les effets sur les épargnants allemands des programmes d’achats de titres publics, met en avant les effets positifs de sa politique de soutien de l’activité sur l’emploi, notamment des non-qualifiés, les plus touchés en cas de récession, et sur le pouvoir d’achat des plus pauvres.

Que nous apprend, sur cette question, la littérature économique ? A court-terme, les effets redistributifs des politiques monétaires accommodantes, entre les créanciers et les débiteurs, entre les détenteurs d’actifs liquides ou d’obligations et ceux possédant des portefeuilles d’actions sont indiscutables. A plus long terme, la maîtrise de l’inflation et la moindre volatilité de la croissance protègent les populations les plus exposées. Le bilan est difficile à dresser.

Faut-il intégrer la lutte contre les inégalités dans leur mandat ?

Mais si l’on doit admettre que les politiques monétaires, dans certains contextes, peuvent renforcer les inégalités, doit-on envisager l’inscription d’un nouvel objectif portant sur les inégalités dans le mandat des banques centrales ? Deux difficultés surgissent.

D’une part, sur le plan opérationnel, il est particulièrement difficile de définir et de mesurer la cible que pourraient viser les banquiers centraux sous l’angle des inégalités de revenus et de patrimoines, à côté de la cible d’inflation et du maintien de la stabilité financière. Sauf à simplement viser la neutralité des chocs monétaires vis-à-vis des inégalités observées, ce qui reviendrait à justifier un statu quo en la matière alors que la montée des inégalités hypothèque la croissance, par excès d’épargne chez les uns et par excès d’endettement chez les autres. D’autre part, cela donnerait aux banques centrales une place beaucoup plus politique de nature à justifier la mise en cause de leur indépendance statutaire.

C’est pour dépolitiser les politiques monétaires que les banques centrales sont devenues indépendantes dans le cadre d’un mandat limité aux externalités macroéconomiques de l’inflation et du cycle économique. Les banques centrales n’ont pas la légitimité des États, et moins encore les instruments d’action, notamment fiscaux, pour juger des excès d’inégalités de revenus ou de patrimoines et pour les réduire. Les banques centrales ne peuvent pas être au four et au moulin.

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