" Osons un débat éclairé "

Quel capitalisme pour l’après Covid ?

La crise économique née de la pandémie appelle à un renouveau du capitalisme. Pierre Jacquet explique pourquoi, et comment, le capitalisme post-Covid doit s’affranchir de l’économie de marché.

John Kenneth Galbraith, dans un petit ouvrage paru en France sous le titre « Les mensonges de l’économie », montrait comment l’appellation « économie de marché » avait pu rendre le capitalisme plus acceptable. Il y voyait une imposture dénuée de signification. Pourtant, ce terme porte un sens à la fois idéologique et concret. Il dépolitise la notion de « marché » en en faisant une référence idéalisée et exogène, et il laisse la définition des valeurs à des comportements marchands fortement influencés par le marketing, la publicité, en un mot la « société de consommation ».

Ce modèle atteint ses limites. La pandémie du COVID-19 n’en est pas la cause première, mais en accentue la perception. Pour survivre, le capitalisme a besoin de s’affranchir de l’économie de marché. Cela passe par un retour du politique, notamment en ce qui concerne la détermination des valeurs, tant morales que concernant les biens et services marchands et non marchands.

Les économistes étudient les « défaillances de marché ». Cela revient à considérer un marché « non défaillant » comme une norme conceptuelle, alors qu’elle ne correspond évidemment à aucune réalité. Cette norme passe sous silence la dimension politique de tout marché dans la réalité. Elle idéalise un système de valeurs (marchandes) en ignorant ses substrats politiques, figés dans un système institutionnel qui ancre le consensus social et la confiance collective.

Or, ces soubassements politiques et sociaux craquent un peu partout. D’une part, la distribution inégalitaire des revenus et des niveaux de vie – et la pandémie n’a rien arrangé – apparaît de plus en plus criante. D’autre part, les valeurs relatives des biens et services entre eux ne font plus consensus social. Certains mouvements, certes éphémères, l’ont indiqué : lorsqu’une foule de gens saluaient au balcon les soignants, c’était reconnaître qu’ils ne reçoivent pas naturellement la considération qu’ils méritent. On s’est aussi rendu compte de la valeur sociale de services, comme la collecte de déchets, qui ont continué pendant la pandémie et sont monétairement sous-évalués.

Bien au-delà du débat essentiel sur le partage de la valeur ajoutée, le marché du travail ne fonctionne pas correctement. Il sous-valorise certaines fonctions par rapport à d’autres, et l’explication habituellement donnée par la rareté relative et le niveau des compétences, ou par le fonctionnement de la concurrence, n’est plus une justification suffisante.

Les dérèglements climatiques et environnementaux sont un autre aspect de ces incohérences dans le système de valeurs :  des biens et services aussi importants que la qualité de l’air, la préservation de la nature, et au-delà ce qui fait le bien-être « non monétaire », ne sont pas reflétés dans le système de valeurs marchandes, et c’est ce dernier qui oriente les comportements, les institutions, la consommation et la production. L’État peut et doit intervenir pour établir ces valeurs, par la réglementation et la fiscalité.

Rien de tout cela n’est nouveau, mais c’est sur cette crise des valeurs que le capitalisme rencontre aujourd’hui le test de son adaptation. La nécessité de gérer cette transition de grande ampleur vers la définition de valeurs plus adaptées, et donc d’une appréciation différente du niveau de vie et d’une croissance réinventée, ouvre une période de grande incertitude et fluidité.

Au-delà de dimensions évidemment nationales, cette transition déterminera aussi la façon dont la mondialisation est gérée : comment maintenir la liberté commerciale si les différents partenaires commerciaux adoptent des systèmes de valeurs divergents ?  Ce retour du Politique est bienvenu, car on a vu les limites d’approches technocratiques qui ne sont que le reflet de rapports de pouvoir existants ; mais cette redistribution nécessaire du pouvoir au sein de nos sociétés et entre pays peut susciter des convoitises et ne pas se passer dans le calme. La responsabilité des élites est fort lourde.

 

Cette chronique est publiée dans le cadre des Rencontres ÉconomiquesRetrouvez Pierre Jacquet dans la Session 11 – « Précarité, pauvreté, quelles initiatives ? », le vendredi 2 juillet 2021 à partir de 17h30.

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