Le 27 avril 2021, le débat du cycle de séminaires sur l’État de la France, organisé par le Cercle des économistes, réunissait Pierre Louette, président-directeur général du Groupe Les Échos-Le Parisien, autour de Françoise Benhamou, co-présidente du Cercle des économistes, et de Jean-Hervé Lorenzi, président de l’association des Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence et fondateur du Cercle des économistes.
Au terme de près d’une heure de débats, quels enseignements pouvons-nous tirer de ces échanges sur le sujet « Quel modèle pour les médias face aux géants du numérique » ?
Les GAFA, d’une idée généreuse à une position de domination sans partage
Au fil des années, les GAFA ont pris une part prépondérante dans nos vies. À l’origine de ces entreprises, Pierre Louette rappelle que c’est la « promesse d’un monde meilleur » qui a guidé leur création. Google s’est ainsi créé sur l’idée d’une organisation mondiale de l’information via internet. Le plus grand réseau social du monde, Facebook, a lui vu le jour grâce à la volonté de son créateur de faciliter les rencontres sur les grands campus américains.
La réalité est aujourd’hui toute autre : Google rassemble en France 93% des recherches sur internet et la marque s’est transformée en verbe (« Googliser »). Facebook comptabilise plus de 3,3 milliards d’usagers aux quatre coins du monde et organise notre navigation entre ses filiales, comme Whatsapp ou Instagram. Pour résumer, Pierre Louette décrit ainsi la situation : « Google est la recherche du monde. Facebook est l’agora du Monde ». Nous naviguons dès lors dans un « même univers capitalistique », détenu par une poignée de « propriétaires ».
Des bâtisseurs d’Internet devenus géants publicitaires au détriment de la presse
En 1998, à la création de Google, l’univers de la presse captait environ 50% des dépenses publicitaires dans le monde. Selon GroupM, la presse capte aujourd’hui 8% de ces mêmes dépenses. Ce profond basculement marqué par une « violente baisse de revenus » de la presse, illustre aujourd’hui le déséquilibre économique dans lequel se trouvent les médias face aux géants du numérique. À l’échelle de notre pays, les acteurs de l’information ont perdu jusqu’à 50% de leurs revenus publicitaires.
Sans bruit et en quelques années à peine, nous avons ainsi assisté à un « transfert massif des revenus de la presse vers ces nouveaux acteurs » du digital, précise Pierre Louette. Nous avons assisté, sans réaction proportionnée des pouvoirs publics, à la « captation spectaculaire de parts de marchés » et à la création « d’un déséquilibre économique ».
Il aura fallu 17 ans après la naissance de Google pour que les grandes puissances mondiales organisent un sommet sur le numérique. Aujourd’hui, 1 dollar sur 4 investi dans la publicité à l’échelle mondiale, rentre directement dans les caisses de Google ou Facebook.
De la création d’un déséquilibre économique à celle d’un problème démocratique
Pour Pierre Louette, ces forces grandissantes dotées d’intentions louables que constituaient les GAFA dans leurs premières années, sont devenues des puissances que beaucoup pourront qualifier d’« excessives ».
Ainsi, lorsque le groupe Orange se lançait dans une véritable course de fond et d’obstacles longue de plusieurs mois, pour acquérir un acteur espagnol des télécoms pour plus de 3 milliards, Facebook finissait un sprint de quelques semaines pour faire rentrer Whatsapp dans son giron avec une mise de 19 milliards de dollars. Vécu par Pierre Louette, alors dirigeant du groupe Français, cet exemple traduit une inadaptation du droit de la concurrence, mais également une certaine déconnexion du monde politique et du législateur vis-à-vis des problématiques engendrées par les GAFA.
Du côté des médias, certains acteurs ont d’abord pensé pouvoir bénéficier du trafic généré par Google et Facebook. C’est en réalité à la naissance d’une dépendance économique à laquelle ils ont contribué. Pour un grand média national, c’est plus de 30% de son trafic qui provient aujourd’hui de Google. Un chiffre qui augmente encore si l’on ajoute Facebook. Et en parallèle de cette dépendance, la question de la rémunération des contenus des médias et les droits voisins a lentement émergé, laissant place à de nombreux contentieux.
« Si les données sont la nouvelle monnaie du monde, alors les GAFA en sont les nouvelles banques centrales », Pierre Louette
Comment réguler ces géants supranationaux ?
Les rangs des déçus, composés notamment des médias et des télécoms, ont été grandis par les décideurs politiques ainsi qu’une partie de l’opinion, unanimement inquiets face aux actes effrayants diffusés en vidéo sur les réseaux sociaux et aux tentatives de manipulation et déstabilisation lors de grandes échéances électorales.
Le constat dressé par Pierre Louette est limpide : entreprises, politiques, citoyens, nous sommes dans une situation de dépendance. Et l’exemple de la publicité en ligne donné par le dirigeant du groupe Les Echos-Le Parisien est frappant. Dans la chaine programmatique des logiciels Google qui gèrent la publicité en ligne, sur 100€ d’argent de publicité injecté par une entreprise, 84€ restent chez Google. Peut-on se passer du « Google stack » ? Ce serait moins efficace, plus chronophage et beaucoup plus cher. Trois manifestations d’une situation de dépendance et d’« asymétries », selon Pierre Louette.
Pour Pierre Louette, nous sommes face à des géants qui ne se rendent plus compte qu’ils peuvent renverser la vie des hommes, face à des géants qui interrogent nos lois fiscales et électorales, face à des géants qu’il faut contrôler et réguler, tout en ne laissant pas autant le champ libre aux autres acteurs que sont les « BATX » (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).