" Osons un débat éclairé "

Mars c’est pour demain !


Coordination : François-Xavier Priollaud, membre invité du Cercle des économistes

Contributions : Julien Einaudi, ORTEC, Général Michel Friedling, Look Up Space, Stéphane Israël, ARIANESPACE, Emmanuelle MERIC, Loft Orbital

Modération : Hedwige Chevrillon, BFM Business


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Propos introductif de François-Xavier Priollaud, membre invité du Cercle des économistes

C’est agréable de prendre un peu de hauteur dans le contexte actuel. Ma tâche est de poser les termes du débat : Mars est-ce pour demain ? Il faut se poser trois questions : quel est l’enjeu aujourd’hui d’aller sur Mars ? Qui est dans la course ? Que veut dire : c’est pour demain ? In fine, est-ce bien raisonnable, nécessaire ? A quoi cela sert d’aller sur Mars ?

Qui est dans la course ? On a des relents de guerre froide en ce début de XXIe siècle et on sait que la conquête spatiale a toujours été un sujet d’enjeux géopolitiques, de confrontation de puissance. On l’a vu avec la conquête de la lune au XXe siècle, et on retrouve ce même contexte. Mais cette fois-ci on parle de Mars, avec quand même un changement d’époque entre le XXe et le XXIe siècle, l’émergence d’acteurs économiques privés, il n’y a donc plus le monopole de ces grandes puissances. On voit se démocratiser le sujet de l’accès à l’espace, avec des enjeux qui sont certes politiques et géopolitiques mais aussi économiques, des enjeux d’innovation et avec des applications qui, au-delà du sujet de Mars, peuvent se retrouver chez nous sur la Terre.

Est-ce pour demain ? On a longtemps eu cette date de Mars en 2030. On va sur Mars depuis longtemps, mais ce sont des robots, ce sont des sondes. Cela nous fait rêver, cela nous permet aussi d’apprendre sur nos origines. Le sujet c’est : des êtres humains sur Mars. 2030, ce n’est même pas demain, cela paraît être aujourd’hui. Il faut six mois pour aller sur Mars, cela laisse à peine 5 ans et demi, donc le sujet n’est plus tellement là. Le sujet n’est pas tant « Mars c’est pour demain » que Mars devient à portée de main. Ce qui était inatteignable peut devenir atteignable. C’est cela qui peut changer les choses pour envisager cette nouvelle étape dans la conquête.

Mais finalement à quoi sert tout cela ? On sait très bien que la vie est juste impossible, inenvisageable sur Mars. Il y fait moins chaud qu’à Aix-en-Provence mais il fait beaucoup trop froid pour y vivre. L’intérêt de Mars, c’est que cela nous permet de retourner sur la Lune parce que la Lune est une étape pour aller vers Mars, mais est-ce que l’intérêt d’aller sur Mars c’est juste la conquête humaine, le fait de dépasser des frontières, ce qui fait que nous sommes des explorateurs ? On peut aussi se dire que c’est une forme de mirage, d’abord cela coûte très cher. Est-ce que cela sert à quelque chose alors que le sujet d’actualité c’est plutôt l’orbite basse ? On le voit avec les conflits, on le voit avec les nouveaux risques dans l’espace. Finalement n’est-ce pas une forme de résignation : on veut un plan B pour la Terre mais avant de renoncer à la Terre, ne faudrait-il pas déjà s’occuper de notre planète ?

 

Synthèse

ARIANESPACE est dans la course pour Mars, informe Stéphane Israël. Une mission martienne, Mars Sample Return (récupération d’échantillons martiens) est en cours. Mars est une planète observable depuis la Terre sans trop de difficultés, c’est une planète tellurique dans notre système solaire, comme le sont Mercure et Vénus ; c’est une planète qui a été habitable il y a 4 milliards d’années. Elle a donc de quoi éveiller les imaginations. Le problème, c’est que ce n’est pas si simple. La station spatiale où il y a en permanence quelques astronautes est à un peu plus de 300 km de la Terre ; la Lune est à 380 000 km de la Terre. Mars est à en moyenne 225 millions de km. Imaginer un vol habité vers Mars est un défi psychologique et physiologique ; psychologique parce que des Terriens devront passer six mois dans un endroit confiné pour y aller, puis un an et demi sur place et au moins 6 mois pour revenir. En outre, sur Mars les radiations sont extrêmement violentes, la température est de -65 degrés, il n’y a pas d’atmosphère. Le vol habité vers Mars reste donc à ce jour plus du domaine de la fiction que de la réalité. En revanche, il y a eu beaucoup de missions robotiques : Opportunity, Spirit, Curiosity, Insight, Mars Sample Return

Les enjeux de souveraineté dans l’espace sont importants, souligne le Général Michel Friedling, et dans des nouveaux domaines, numériques notamment. L’espace et le numérique sont de plus en plus liés. Comme l’a dit le Président de la République il y a un an, l’espace est la souveraineté des souverainetés. Face au développement des constellations de connectivité mises en œuvre aujourd’hui par Elon Musk ou par Jeff Bezos, le commissaire Breton a lancé un projet de constellation européenne de connectivité souveraine : Iris 2. Un sujet n’est pas encore complètement abordé : l’infrastructure numérique qui va accueillir toutes ces données issues de cette constellation de connectivités. Les applications que fournissent les capacités spatiales à notre quotidien, à notre économie, dans tous les domaines, sont innombrables. Auparavant seuls des acteurs institutionnels opéraient dans l’espace. Aujourd’hui, des acteurs privés prennent le pas et innovent ; en effet, il y a 20 ans, la NASA a décidé de confier l’innovation au secteur privé et ainsi de passer d’une logique de faire à faire-faire. Des acteurs comme Loft Orbital ou Look Up Space s’inscrivent dans cette logique, soutenue par France 2030.

Le spatial est un marché par essence international, souligne Emmanuelle Meric. Évidemment les enjeux de souveraineté sont importants, mais quand on parle de commerce dans le monde du spatial, il faut vraiment se positionner comme un acteur international si on veut pouvoir être en compétition avec les plus grands.

Cette conquête spatiale, cette volonté d’aller sur Mars, a-t-elle fait exploser tout cet écosystème autour du spatial ? demande Hedwige Chevrillon.

Sans aucun doute, répond Emmanuelle Meric. L’exploration spatiale, au-delà du rêve que cela peut susciter, a vraiment soutenu l’innovation à tous les niveaux dans la chaîne du spatial. Le mouvement du New Space est cette émergence de nouvelles manières de procéder, qui vient transformer l’industrie spatiale plus classique et dont les coûts ont été réduits par des capitaux privés. Ainsi l’accès à cette orbite basse permet de nombreux usages quotidiens : connectivité, navigation par satellite, observation de la Terre depuis l’espace. Les opportunités pour des entreprises privées sont donc importantes. Les États-Unis avaient sans doute un coup d’avance sur la France en termes de financement privé. Choisir des investisseurs privés et faire-faire sont des procédés qui arrivent en France et en Europe, où des institutions spatiales délèguent désormais aux acteurs privés. Aujourd’hui, l’Europe récupère son retard ; cette phase d’accélération est soutenue par les institutions politiques, par France 2030, par la Commission européenne.

Le spatial n’était pas au départ au cœur de l’activité d’ORTEC, souligne Julien Einaudi. Mais il le deviendra certainement à terme. L’ingénierie du câblage du satellite Euclide lancé par SpaceX a été réalisé par les équipes d’ORTEC. Parler de Mars et parler de l’espace permet à tout le monde de prendre de la hauteur et de se poser des questions de souveraineté, des questions d’accès, des questions de technologie, des questions de rêve aussi. Le rêve de quelques entrepreneurs aussi exceptionnels soient-ils, doit-il être le rêve de l’humanité ?

Ce dont l’humanité devrait rêver, c’est de voir la Terre depuis l’espace, déclare Michel Friedling. Le premier homme qui a effectué une sortie extravéhiculaire dans l’espace a dit : « Vue d’en haut, cette planète est magnifique. » Tel devrait être le rêve de l’humanité : faire en sorte que cette planète reste magnifique.

L’écosystème du New Space est très important, souligne Stéphane Israël. Ce serait une erreur d’opposer les nouveaux acteurs aux grands acteurs qui ont fait la conquête spatiale européenne. Il faut qu’il y ait du capital privé, mais on aura toujours besoin des acteurs qui ont réussi jusqu’à présent, et d’un fort engagement public.

La Lune peut-elle vraiment devenir une base pour notre planète, notamment pour extraire des ressources naturelles, et ce à un horizon assez rapide ? demande Hedwige Chevrillon.

Il sera possible de produire de l’eau sur la Lune, donc de l’énergie, et ainsi d’en repartir pour aller plus loin, explique Stéphane Israël. Il ne faut pas croire à une habitabilité de Mars mais plutôt à ce qu’on appelle une économie cislunaire, évoquée dans le programme Artemis de la NASA. Toute la question pour les Européens est d’être présents dans ce programme. La Lune a des ressources, il faut espérer que l’on puisse un jour ramener de l’hélium 3 de la Lune et ainsi régler un certain nombre de problèmes énergétiques sur Terre. Le retour sur la Lune est en effet un projet en cours ; la fusée américaine SLS a déjà fait un premier lancement. Ce qui est plus futuriste est de ramener des ressources de la Lune vers la Terre.

Grace au traité de 1967, il n’y a pas d’appropriation possible des corps célestes, dont fait partie la Lune, ajoute Michel Friedling. Les Chinois et les Américains ont l’ambition d’aller sur la Lune, afin de s’approprier des ressources. Ils ne sont pas les seuls ; de grandes nations spatiales ont des ambitions lunaires : Émirats Arabes Unis, Arabie Saoudite, Inde… Cette compétition est relancée parce qu’il y a une rivalité stratégique très forte : la Lune a été le point d’arrêt de la domination russe dans l’espace dans les années 1950. Aujourd’hui, les Américains se sentent extrêmement menacés par les Chinois dans la domination de l’espace, commercial, technologique ; la conquête de la Lune a été relancée par l’administration Trump et confirmée par l’administration Biden ; cela en dit long sur cette compétition stratégique, qui est d’abord géopolitique.

La France a un déficit très important de compétences techniques pour pouvoir atteindre ses projets, qu’ils soient sur Mars ou sur la Lune, fait observer Julien Einaudi. On ne peut pas avoir une ambition sans en avoir les moyens, et le premier des moyens ce sont les jeunes élèves, en particulier les jeunes filles, orientées très tôt vers les métiers scientifiques. Ces projets font peut-être rêver certains mais il faut que des gens puissent les porter ; en tant qu’entreprise de services, la mission d’ORTEC est d’aider à ce que ces projets se concrétisent.

L’enjeu du point de vue environnemental est la préservation et la durabilité de l’orbite basse, devenue le lieu principal de déploiement des satellites, explique Stéphane Israël. Il faut éviter les collisions et les générations de débris. Cette orbite basse va nous permettre de plus en plus de nous connecter et d’observer. Les satellites peuvent désormais observer à quelques centimètres. Ils seront de plus en plus utilisés pour nous connecter à Internet. La question de la pollution générée par les lanceurs reste assez marginale, ajoute Stéphane Israël ; le vol d’une Ariane produit les mêmes émissions qu’un A380 qui traverse l’Atlantique. Néanmoins, ARIANESPACE travaille à des modes de propulsion moins polluants. L’espace permet aujourd’hui de préserver la planète à travers les services rendus par les satellites ; les activités spatiales ont donc un bilan environnemental positif. En revanche, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas une suroccupation de l’orbite basse.

Le commun des mortels a très peu idée de ce que nous apporte réellement l’espace, souligne Michel Friedling. Par exemple, un service permet à des dizaines de milliers d’agriculteurs en France de mesurer de manière très précise les quantités d’engrais et de pesticides qu’ils vont répandre, grâce à des mesures faites depuis l’espace leur donnant le stress hydrique des sols. Cela permet donc de minimiser l’emploi de ces produits et de la consommation d’eau. La partie en amont, à savoir la construction de ces infrastructures et le lancement, sont une partie minoritaire dans l’économie spatiale globale : 80 % de l’économie de l’espace est de l’économie avale, l’exploitation de la donnée issue de l’espace. Le nombre de satellites actifs dans l’espace a été multiplié par 4 en 4 ans, atteignant le nombre de 8 000, et va sans doute être multiplié encore par 4 dans les 5 à 10 ans qui viennent, ce qui pose un problème de congestion du trafic spatial. Par ailleurs, il y a aujourd’hui de nombreux débris dans l’espace ; or, un débris d’un centimètre, lancé à 28 000 km/h (vitesse en orbite autour de la Terre) a la même énergie cinétique qu’une voiture lancée à 130 km/h. L’enjeu est de détecter et de suivre tous ces objets et d’éviter des collisions.

La France est à la pointe en matière de rigueur spatiale et de volonté de protéger l’espace grâce à une loi sur les opérations spatiales, souligne Stéphane Israël. Les États-Unis ont moins ce souci ; il y aura donc un énorme enjeu de régulation de l’espace entre l’Europe et les États-Unis.

La bataille pour la préservation de la Terre n’est pas perdue, au contraire, affirme Julien Einaudi. La formation dans les mathématiques et les technologies est très importante pour relever ces défis. Les acteurs du New Space mais aussi les acteurs historiques du domaine spatial vont trouver des solutions pour faire en sorte que les innovations techniques et les différentes découvertes aident à la préservation de la planète Terre.

Les questions de Cybersécurité furent la première menace identifiée dans l’industrie du spatial, explique Michel Friedling. Une démonstration éclatante a été une cyberattaque le premier jour de l’invasion de l’Ukraine qui a neutralisé un satellite de la société Viasat qui alimentait une trentaine de milliers de terminaux utilisés par le gouvernement ukrainien et les forces ukrainiennes.

Les enjeux de souveraineté vont-ils vraiment diriger les enjeux géopolitiques, interroge Hedwige Chevrillon ?

Ce qu’on appelle l’espace militaire est de plus en plus une composante de l’espace, répond Stéphane Israël ; ce sont des volets importants de la prochaine loi de programmation militaire.

L’espace est un milieu global au sens anglo-saxon du terme, ajoute Michel Friedling. C’est un sujet qui est par nature interministériel ; il n’y a pas un sujet défense et un sujet civil, c’est un milieu dual. Le droit de l’espace est assez libéral, le traité de 1967[1] permet de faire beaucoup de choses sauf de placer des armes de destruction massive dans l’espace. L’une des capacités de Look Up Space est de détecter des comportements anormaux voire hostiles dans l’espace.

Il ne faut pas réitérer les erreurs qu’on a pu faire sur d’autres filières technologiques, en particulier le nucléaire en France, avertit Julien Einaudi. Les Européens doivent se mettre d’accord pour définir une vraie ambition et un vrai projet européen, et éviter de mettre un coup d’arrêt sur ces technologies.

Les Chinois ont-ils cette même volonté de conquête de l’espace ? demande Hedwige Chevrillon.

La Chine est aujourd’hui un sujet de préoccupation pour les États-Unis, répond Michel Friedling. Les Chinois ont un secteur spatial extrêmement dynamique et sont en train de faire émerger un secteur privé, un peu comme aux États-Unis.

Propositions

  • Ne pas opposer acteurs du New Space et acteurs historiques (Stéphane Israël)
  • Pouvoir un jour ramener des ressources de la Lune vers la Terre (Stéphane Israël)
  • Éviter les collisions et les générations de débris dans l’espace (Stéphane Israël, Michel Friedling)

 


 

[1] Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, Nations Unies, 10 octobre 1967.

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