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Assurer la sécurité alimentaire ?

Propos introductif d’Akiko Suwa-Eisenmann, membre du Cercle des économistes

La sécurité alimentaire est menacée, d’abord à court terme par des crises comme l’’interruption des échanges pendant les confinements liés au Covid-19 ou l’invasion de l’Ukraine, un exportateur important de blé, d’oléagineux et d’engrais. Elle est aussi menacée structurellement par le changement climatique déjà à l’œuvre, et par le changement démographique. Il s’agit de nourrir une planète à 8 milliards d’habitants. En 2050, nous serons 9,6 milliards d’habitants, avec des régions dans le monde où il y aura moins de populations et plus de terres disponibles, comme en Europe, et d’autres régions dans le monde avec plus de population et moins de terres cultivables, à cause du réchauffement climatique, comme en Afrique. Avec un excès d’offre d’un côté, et un excès de demande, de l’autre, une partie de la solution va résider dans le commerce. Il faudra plus de commerce international. La sécurité alimentaire ce n’est donc pas de l’autosuffisance alimentaire totale.

Le nombre de personnes qui ne mangent pas à leur faim diminuait depuis 1990 mais augmente à nouveau depuis 2015, avant la crise de la Covid-19 et avant la guerre en Ukraine. Maintenant, cela touche à peu près 10% de la population mondiale et sans doute 150 millions de personnes en plus depuis. La faim dans le monde touche une personne sur cinq en Afrique, un peu moins d’une personne sur dix en Asie ou en Amérique latine, mais encore beaucoup moins en Europe et aux États-Unis. En 2030, on pense que la faim dans le monde touchera 670 millions de personnes, ce qui représentera 8% de la population mondiale, soit le même taux qu’en 2015. On n’aura pas progressé. Le deuxième objectif de développement durable qui était, d’ici à 2030, d’’éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable, semble hors de portée.

Mais cet objectif concerne bien plus que nourrir la population, puisqu’il s’agit d’assurer une alimentation saine. Or, une alimentation saine doit reposer sur beaucoup de fruits et de légumes. Vous savez que ce sont des aliments chers et hors de portée des budgets modestes, même dans les pays riches.

La sécurité alimentaire repose sur 6 piliers. La disponibilité et l’accessibilité, c’est-à-dire les prix notamment, ainsi que les caractéristiques nutritionnelles (« l’utilisation ») concernent non seulement les agriculteurs, mais aussi les industries et les services. Eux-mêmes en pleine reconfiguration et concentration. Quel est l’impact de cette concentration sur cet aspect de la sécurité alimentaire ? La dépendance alimentaire, ce n’est pas seulement envers quelques pays, c’est aussi envers quelques très gros acteurs comme les multinationales. Le quatrième pilier c’est la stabilité, qui assure un approvisionnement constant en période de crise ou de conflit et ne pas utiliser l’alimentation comme une arme, comme le font certains pays en ce moment. Le cinquième pilier, c’est la durabilité, c’est-à-dire la capacité à régénérer l’alimentation pour les générations futures sur des bases environnementales, sociales et économiques. Le dernier et sixième pilier, c’est « l’agencéité », du mot « agency » en anglais, un concept qui a été introduit par le prix Nobel Amartya Sen et qui signifie que les individus et les groupes ont leur mot à dire lorsque se prennent les décisions sur ce qu’ils consomment ou produisent et qui se résume en un adage « rien sur nous sans nous ». La sécurité alimentaire comporte une dimension de lutte contre les inégalités, comme le souligne le dernier rapport du groupe d’experts des Nations-Unies.

Ainsi, la sécurité alimentaire est multidimensionnelle et concerne des acteurs aux objectifs ou intérêts non coordonnés ou parfois contradictoires. Alors comment assurer la sécurité alimentaire, quelles sont les priorités ? Y a-t-il des arbitrages à faire ?

Synthèse

La politique agricole commune (PAC), comme le rappelle Michel Barnier, a consolidé l’unité de l’Europe puisqu’elle a constitué la première politique européenne pour répondre à un double enjeu : disposer d’une quantité de nourriture suffisante et sûre, et traçable. C’est le contrat qui a été passé avec les agriculteurs, qui s’est accompagné d’un contrat financier avec pour objectif l’entretien et la vie des territoires par les paysans. Le fait de supprimer la PAC coûterait beaucoup plus cher du fait des importations qui augmenteraient, et indurait une forme d’aseptisation de la nourriture, comme aux États-Unis. De plus, il y aurait un impact négatif sur la vie des territoires. Même si cette politique doit évoluer pour s’adapter aux pandémies, aux enjeux de l’eau, et aux autres enjeux environnementaux, en même temps qu’au gaspillage puisqu’un tiers de ce qui est produit est gaspillé dans le monde. Dans le prolongement de la décroissance, on peut observer la montée en puissance d’une idéologie qui considère que pour polluer moins, il faut produire moins alors qu’il faudrait moins polluer mais produire plus. Cela est possible en lien avec les agriculteurs, la recherche, et l’innovation. Sans ces efforts, d’autres agricultures concurrentes s’imposeront. La guerre entre l’Ukraine et la Russie, deux très grands pays producteurs de céréales, déstabilise l’ensemble du marché et oblige à agir pour être moins dépendant sur le plan énergétique, dans une optique de souveraineté. Dans le domaine de l’agriculture, la nécessité d’une forme de réciprocité dans les échanges, au regard des normes mises en place, sur la coopération et le développement est indispensable pour répondre à l’enjeu migratoire. Il faut mettre en place une forme de marché commun en Afrique, afin de mutualiser la gestion de l’eau et les risques, comme les criquets par exemple, qui pèsent sur l’agriculture. Il faudrait également une régulation des marchés agricoles mondiaux qui sont encore trop marqués par la spéculation.

La transition environnementale, même si elle sera très coûteuse, doit être accompagnée dans les pays en développement, car c’est dans l’intérêt des pays européens ; grâce, notamment, à une taxe sur les marchés financiers.

Les crises successives ont révélé à l’opinion publique que la France disposait d’une agriculture forte, qui a pu continuer à produire à l’échelle européenne, mais également pour l’Afrique en augmentant le potentiel de production afin de compenser la baisse du volume liée à la guerre en Ukraine, explique Thierry Blandinières. L’enjeu de souveraineté se situe à l’échelle européenne et la PAC a tout son rôle à jouer dans cette compétition mondiale pour peser sur le plan géopolitique. La Russie a relancé sa production céréalière au moment de la guerre en Crimée du fait des boycotts internationaux et elle est désormais le premier exportateur de céréales au monde, y compris avec une relation privilégiée, désormais, avec l’Algérie ; ce qui oblige à réagir pour être compétitif tout en proposant une agriculture durable.

Amadou Seck explique qu’EUROGERM est une entreprise internationale qui fabrique des solutions technologiques pour les utilisateurs de farine pour l’agroalimentaire. Le Sénégal se situe à l’intérieur d’un marché commun de 8 pays. La stabilité politique du pays depuis des décennies a contribué au développement. Les pays d’Afrique ont ressenti une grande inquiétude avec la guerre entre la Russie et l’Ukraine, au regard des importations de céréales venant de ces pays. Le Sénégal a rassemblé les différents acteurs et pris des mesures, notamment budgétaires, en renonçant à la TVA sur le blé, aux droits de douane, pour maintenir le prix du pain, indispensable dans l’alimentation, ou avec des mesures dans le domaine de l’énergie, de la culture du blé, avec des résultats intéressants. La culture des céréales a aussi été diversifiée.

Il existe un consensus sur le fait que l’Afrique dispose du potentiel et de la capacité à tendre vers la sécurité alimentaire, confirme Alain Tchibozo. La BOAD finance tous les projets des 8 pays de la zone de l’Union monétaire Ouest Africaine (UMOA), sachant que l’agriculture représente 60 % des emplois et 26 % du PIB. Le financement du développement par le don, qui a été pratiqué un temps, n’est pas durable, ni adapté dans la mesure où la population double tous les 20 ans. Des efforts ont ainsi été produits pour bâtir un nouvel écosystème, plus pertinent et vertueux, pour attirer les partenaires qui construiront le développement dans une optique durable, en s’appuyant sur une énergie durable et abordable et des infrastructures suffisantes. La BOAD explique ainsi à tous les bailleurs l’intérêt qu’ils ont à investir dans ces projets pour contribuer à la sécurité alimentaire, au regard de la taille de la population des pays d’Afrique actuellement et à l’avenir, et contribuer à sécuriser les producteurs, notamment sur le plan de l’irrigation, dans un contexte climatique problématique qui renvoie à l’enjeu de l’assurance. Cette démarche paraît dans l’intérêt de tous, en sécurisant la consommation alimentaire d’une population qui ne cesse de grandir et qui est très jeune. Les nouvelles technologies peuvent être très utiles dans ce cadre en associant de nouveaux partenaires, en les rassurant sur la stabilité de la gouvernance pour ne pas craindre de perdre leur investissement. Le fait que la banque elle-même assure le risque de perte permet de répondre à cette problématique. Une diversité trop marquée, notamment sur le plan des infrastructures rend cependant complexe la mise en place d’un marché commun en Afrique.

Un cercle vicieux semble exister entre les crises et la faim du fait des enjeux sur les engrais, la production de céréales et la dépendance à l’eau, dans un contexte de crise climatique, explique Katherine Meighan. 1,3 milliard de personnes sont ainsi dans le monde en situation d’insécurité alimentaire alors que les conflits continuent à augmenter, puisque 2 milliards de personnes sont affectées. Il paraît indispensable de briser ce cercle vicieux avec une approche multifacettes, avec des investissements à long terme dans l’agriculture et la sécurité alimentaire dans les pays en développement, notamment, puisque 80 % des personnes très pauvres vivent dans des zones rurales. Le FIDA agit dans ces zones en accompagnant les agents locaux pour les laisser faire leurs propres choix de partenariats. Le FIDA a été créé pour répondre à la crise du carburant et a donc tout son rôle à jouer dans la mesure où la crise est encore plus prononcée actuellement. Des coopératives ont été accompagnées pour permettre aux femmes qui les gèrent de développer des productions alimentaires comme les huîtres, qui permettent de protéger des villages et de générer des revenus pour permettre d’éduquer les enfants. L’enjeu d’inclusion des femmes semble pouvoir être abordé dans le domaine de l’agriculture, alors que la moitié des calories dans le monde sont produites par des femmes qui ne sont propriétaires que de 15 % des terres. Si les femmes avaient accès aux mêmes ressources de production que les hommes, jusqu’à 150 millions de personnes échapperaient à la pauvreté. Une approche pluridimensionnelle prenant en compte cet enjeu de l’inclusion contribuerait fortement à répondre à la problématique de la faim dans le monde en dépassant le cercle vicieux actuel.

L’enjeu de la sécurité alimentaire se pose de manière très différente en fonction des zones concernées, et notamment du degré de stabilité politique, remarque Michel Barnier. Le défi majeur semble être celui d’une croissance écologique que l’Europe, grâce à ses capacités de coopération, peut relever.

Thierry Blandinières insiste sur l’intérêt de s’appuyer sur l’innovation et la recherche, avec des plantes plus résistantes à la sécheresse, dans le cadre d’un investissement global, à l’échelle européenne, plus puissant, en partenariat avec les pays en développement, dans le cadre d’une forme d’hybridation du système économique en co-construisant des filières durables.

Alain Tchibozo exprime l’ouverture de la BOAD à toutes les bonnes volontés pour développer des solutions car il est impératif de régler ces problématiques dont les conséquences seront, sinon, elles-mêmes exportées ailleurs.

L’investissement à long terme dans l’agriculture a du sens aussi bien moralement qu’économiquement, socialement et politiquement, prône Katherine Meighan. Il est nécessaire pour lutter contre la faim dans le monde, ce qui constitue un enjeu de sécurité nationale.

Il faut aborder ces enjeux en dépassant la seule dimension humanitaire pour mettre en place des solutions structurelles, conclut Akiko Suwa-Eisenmann. Ces solutions devront reconnaitre le droit à l’alimentation comme un droit humain qui relève de la dignité, de la souveraineté alimentaire, à l’échelle individuelle et instaurer une coopération entre régions du monde en raison de leur inévitable interdépendance.

Propositions

  • Moins polluer mais produire plus, en lien avec les agriculteurs, la recherche, et l’innovation (Michel Barnier).
  • Mettre en place la réciprocité dans les échanges, au regard des normes mises en place, et développer la coopération et le développement en mettant en place une forme de marché commun en Afrique, afin de mutualiser la gestion de l’eau et des risques (Michel Barnier).
  • Réguler les marchés agricoles mondiaux et accompagner la transition environnementale dans les pays en développement grâce, notamment, à une taxe sur les marchés financiers. (Michel Barnier).
  • Utiliser les nouvelles technologies et associer de nouveaux partenaires, en les rassurant sur la stabilité de la gouvernance en Afrique pour répondre à l’enjeu de l’alimentation d’une population en forte croissance. (Alain Tchibozo).
  • Déployer une approche pluridimensionnelle et contribuant fortement à l’inclusion des femmes (Katherine Meighan).
  • Donner les moyens à l’Europe de développer une croissance écologique grâce à ses capacités de coopération, en s’appuyant sur l’innovation et la recherche, notamment avec des plantes plus résistantes à la sécheresse, dans le cadre d’un investissement global, dans une forme d’hybridation du système économique en co-construisant des filières durables avec les pays en développement (Thierry Blandinières).
  • Mettre en place des solutions structurelles reconnaissant le droit à l’alimentation comme un droit humain contribuant à la souveraineté alimentaire, grâce à des démarches de coopération (Akiko Suwa-Eisenmann).

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