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Faut-il sanctuariser la recherche ?

Propos introductif d’El Mouhoub Mouhoud, membre du Cercle des économistes

« Faut-il sanctuariser la recherche ? » : est-ce que cela signifie donner un caractère sacré, intouchable, ou bien de manière plus prosaïque, pérenniser, par des ressources publiques ou privées, une recherche fondamentale ou appliquée pendant une longue période ? Trois questions peuvent être posées pour lancer le débat.

Première question, quelle sont les motivations pour sanctuariser l’investissement dans la recherche fondamentale ? Lorsque l’on cherche à sanctuariser, les dépenses militaires par exemple, c’est pour faire face à des menaces ou saisir des opportunités. Quels seraient alors les défis qui nécessiteraient de sanctuariser les dépenses de recherche ? J’en citerai un seul majeur : en 2050, nous serons 10 milliards d’habitants. Nous aurons un accroissement de la population qui va poser d’immenses défis d’ordre climatique, économique, social, sanitaire, donc des problèmes à la fois de risques et de souveraineté. La recherche nous aide souvent à trouver les meilleures solutions pour que notre mode de vie s’adapte et pour répondre à ces défis.

Les grandes innovations technologiques de rupture qui ont changé nos vies sont toujours nées de la recherche fondamentale. L’ordinateur moderne est né de l’invention du transistor, qui n’aurait pas été possible sans l’avènement de la physique quantique au début du XXe siècle. De même, c’est la recherche fondamentale qui a délivré les éléments clés pour que l’intelligence artificielle dont on parle aujourd’hui soit exploitée par les GAFAM.

Deuxième question, est-ce seulement l’État qui doit assumer cette mission de sanctuariser la recherche ? Il le doit, mais pas tout seul. L’État tient un rôle clé en matière d’innovation car il est le mieux placé pour, d’une part, soutenir une recherche fondamentale, désintéressée, de long terme, d’où la nécessité de la sanctuarisation et, d’autre part, lancer des investissements massifs à long terme. Les GAFAM sont nés de l’exploitation de technologies dont le développement a été financé par l’État. Par exemple Arpanet, qui est l’ancêtre d’Internet, a été financé par l’agence américaine publique. Il n’y a pas qu’un seul chemin pour arriver à répondre à ces défis par la recherche, mais la recherche financée par l’État est l’élément fondamental. La loi de Wagner énoncée par Adolphe Wagner dans ses Fondements de l’économie Politique (1872) explique ainsi la croissance inexorable des dépenses publiques dans certains domaines, de la recherche, de la culture, de l’enseignement, de la santé, qui attirent peu l’investissement privé pour des raisons de retour sur l’investissement non exclusif. Fred Terman, professeur d’électronique de l’université de Stanford, l’avait bien compris, lui qui, dans une Amérique traumatisée par la crise de 1929, a travaillé à bâtir le premier écosystème entrepreneurial alliant université et entreprise. L’État constitue le moteur, la colonne vertébrale d’une sanctuarisation de la recherche car comme le montre la littérature économique, l’investissement public dans l’enseignement supérieur et la recherche est sans doute l’investissement le plus rentable, car à terme il s’autofinance en raison des richesses que ce secteur permet de dégager.  L’État doit donc fortement soutenir la recherche fondamentale sans omettre, dans le même temps, de créer les conditions propices à l’émergence ultérieure d’applications.

Troisième question, comment et par quels moyens assurer cette sanctuarisation ? Des efforts tout à fait considérables ont été produits ces dernières années, depuis la loi Allègre (1999), pour stimuler le lien recherche-innovation, permettant notamment à des chercheurs de devenir des entrepreneurs en créant des start-ups deeptech. Il subsiste beaucoup de problèmes administratifs (les délais de réponse aux déclarations d’inventions sont encore souvent prohibitifs…), mais les progrès réalisés sont déjà remarquables et il faut les prendre en compte pour recréer de l’espoir. La France offre aujourd’hui un environnement législatif et fiscal parmi les plus attractifs au monde pour l’innovation.

Quatrième question, n’a-t-on pas un problème en France, de sous-investissement dans la recherche fondamentale notamment venant du privé du fait d’une forme de frilosité ?  L’investissement très important qui s’est accru ces dernières années sur les appels à projets est-il suffisant pour sanctuariser – parce qu’il s’agit d’amorçage la plupart du temps – alors que l’on a besoin de sanctuariser en investissant dans le cœur du réacteur ? Par ailleurs, si l’on investit dans les appels à projets, dans un contexte où la dette publique pèse et où la dépense militaire est sanctuarisée à travers une loi de programmation militaire, n’y a-t-il pas des risques d’effet d’éviction dans la période à venir si l’on n’investit pas davantage dans  le « cœur du réacteur » c’est-à-dire les salaires des enseignants-chercheurs et si l’on ne cherche pas à juguler la problématique de la fuite des cerveaux à laquelle on a à faire face dans certains domaines de recherche ? Nous sommes à la croisée des chemins et il est temps de pousser l’avantage long. Je défends l’idée que c’est la recherche fondamentale qui va y répondre, parce qu’il ne faut pas se focaliser uniquement sur la recherche appliquée. Comme le disait Pasteur, « il n’y a pas d’un côté la recherche fondamentale et de l’autre la recherche appliquée. Il y a la recherche et les applications de celle-ci, unies l’une à l’autre comme le fruit de l’arbre est uni à la branche qui l’a porté ». C’est pourquoi il convient de soutenir une recherche libre et de long terme, tout en lançant quelques grands programmes, ciblés sur des technologies matures, à l’appui d’une stratégie de réindustrialisation.

Synthèse

La Loi de Programmation sur la Recherche (LPR) prévoit un investissement de 25 milliards d’euros sur 10 ans, annonce Sylvie Retailleau, soit une augmentation de 5 milliards d’euros sur le budget de départ. L’objectif fixé au niveau européen est de 3 % des dépenses au niveau de la recherche, dont 1 % de dépenses publiques et 2 % de dépenses privées. La proportion est actuellement, pour la France, respectivement de 0,8 et 1,5 % environ, ce qui la place en quatrième position au sein du G7. La moyenne européenne est pour sa part seulement de 2,2 %. Et cet objectif paraît de plus en plus difficile à atteindre du fait de l’inflation. La France est par ailleurs première au sein du G7 en termes d’investissement public, notamment avec la LPR qui permet de tendre vers un taux de réussite des projets d’environ 30 %, et avec le plan France 2030 où 13 milliards d’euros sont fléchés pour la recherche et l’enseignement supérieur. Il faut donner une visibilité pluriannuelle à nos établissements. La recherche fondamentale de haut niveau semble effectivement indispensable avant la recherche appliquée, grâce aux 50 % de dépenses publiques qui y sont consacrés par les organismes publics. La recherche semble avoir surtout besoin de suffisamment de temps et de simplification administrative, ainsi que d’une meilleure organisation. Une grande part des moyens financiers de la LPR sont par ailleurs consacrés à l’attractivité, aux salaires et à l’indemnisation.

L’enjeu de conserver les chercheurs sur le territoire paraît en effet essentiel, confirme Nabil Mohamed Ahmed, dans la mesure où la recherche est décisive pour le développement, la gestion des conflits, des coûts du changement climatique, grâce aux projets qui peuvent être portés. Des structures ont ainsi été développées à Djibouti pour accueillir de nombreux chercheurs de la région et plus encore pour répondre aux problématiques climatiques concernant l’eau, la sécurité alimentaire, la santé et l’énergie. Les partenariats internationaux sont aussi décisifs, comme avec l’Institut pour la Recherche et le Développement, notamment sur l’agro diversité avec les palmiers, avec des financements par des plateformes qui nourrissent l’innovation. Le nombre de chercheurs présents en Afrique a dépassé les objectifs et permet par exemple des projets dans le domaine des nanosatellites. Les ingénieurs et chercheurs participent ainsi à toutes les phases du développement de cette technologie.

ISALT permet d’investir des fonds français vers le capital d’entreprises françaises sur le long terme, explique Nicolas Dubourg, notamment dans le domaine industriel et technologique, qui compte désormais des entreprises plus jeunes pour créer une nouvelle industrie en France, tel que dans le domaine énergétique. L’innovation étant indispensable à la croissance. Cela permet par exemple d’être en avance sur certains semi-conducteurs innovants. Des PME et ETI intervenant dans la transition écologique sont également soutenues, avec un lien avec la recherche pour 80 % d’entre elles, notamment dans le cadre de France 2030. La présence des chercheurs en entreprise est une ressource décisive. Les capacités d’investissement dans la recherche doivent donc être massives au regard des enjeux de souveraineté comme de performance économique, et une meilleure fluidité dans le dialogue entre les entreprises et la recherche semble nécessaire.

Le retour à un monde antérieur semble impossible et il est donc nécessaire de gérer les évolutions du monde nouveau telles qu’elles se présentent, notamment au regard du réchauffement climatique, explique Béatrice Weder Di Mauro. Ce contexte rend encore plus indispensables la recherche et l’investissement dans ce domaine. Cette question renvoie à des enjeux transfrontaliers puisqu’elle est de l’ordre d’un bien public, pour permettre de favoriser une démarche au niveau international, comme cela a été possible avec le CERN ou avec le centre de recherche économique et politique, réseau de plus de 1 700 universitaires et économistes du monde entier. Comme avec, également, les initiatives prises à l’échelle internationale suite à la guerre en Ukraine.

La sanctuarisation de la recherche semble nécessaire pour Laurent Saint-Martin qui constate les vertus de la valorisation de la recherche publique et privée. Cela constitue une des clés de la compétitivité française, de son attractivité et de sa réussite à l’international. En tant que sixième puissance économique, la France a de bons résultats en termes de dépenses pour la recherche fondamentale comme appliquée, les deux étant essentielles. La France est également le deuxième pays européen en termes de nombre de chercheurs, quatrième pays au monde en termes de dépôts de brevets et premier pays européen en termes d’investissements directs de l’étranger, notamment grâce à sa capacité à attirer les projets de recherche et développement qui contribuent à réindustrialiser la France. Ce changement paraît considérable depuis environ 7 ans, grâce à un travail avec l’ensemble des agences de développement économique et d’attractivité des régions pour mettre les pôles d’excellence et les clusters à la disposition des investisseurs internationaux. Le récent sommet qui s’est tenu à Versailles[1] l’a illustré, avec de nombreux investissements motivés par l’excellence des chercheurs français. Ernst and Young positionne d’ailleurs la France comme champion de l’innovation et de l’attractivité par l’innovation. Sur ces bases, il paraît nécessaire d’accélérer les investissements pour être leader et, selon l’objectif de Bruno Le Maire, faire de la France la première puissance économique européenne à horizon 2050 en s’appuyant sur les investissements publics et privés. Le crédit d’impôt recherche semble constituer un dispositif efficace qui ne doit pas être modifié, car il nuirait à la confiance des investisseurs internationaux en augmentant largement les coûts. Il faudrait donc le sanctuariser. France 2030 doit également constituer un levier fondamental pour l’innovation, la décarbonation, pour transformer le paysage industriel et économique français. Si les pôles de recherche, les clusters, les centres universitaires et de recherche font la renommée internationale de la France, il semble encore nécessaire d’attirer des talents internationaux.

Il faut conserver le crédit d’impôt recherche, le renforcer, confirme El Mouhoub Mouhoud. Mais aussi peut-être le faire évoluer car 40 % de ce crédit vont à des activités de service, ce qui n’est pas le plus pertinent. Il faudrait l’affecter aux deep tech (technologies de rupture). Il faudrait également qu’il soit desservi aux établissements plutôt qu’aux têtes de groupes d’entreprises. Une question se pose par ailleurs sur la frilosité et la faiblesse des capitaux privés dans le domaine de l’investissement, même s’il y a désormais plus de fluidité. Les acteurs privés investissent ainsi insuffisamment dans les technologies de rupture, le rendement leur semblant plus rapide et aisé dans les start-ups numériques ou de plateforme. L’open innovation et le mécénat-recherche paraissent constituer des démarches très utiles dans cette perspective, puisque les grandes entreprises qui adoptent une approche de long terme semblent obtenir des résultats favorables. Certaines aides directes peuvent constituer des effets d’aubaine, alors qu’il paraît nécessaire de concentrer les ressources sur ces technologies de rupture au regard des avantages comparatifs longs qu’elles permettent, en érodant l’activité des imitateurs.

La formation constitue un enjeu essentiel de la recherche et développement, notamment pour augmenter le nombre de docteurs, insiste Sylvie Retailleau. La France constitue en effet surtout un pays d’ingénieurs. Les cultures doivent ainsi être mélangées pour rendre ces passerelles et croisements naturels grâce par exemple, au programme Pépites dans les universités. Ce qui permettra une continuité entre la recherche fondamentale appliquée et le transfert des talents dans les entreprises. L’échelle européenne paraît par ailleurs décisive dans le domaine de la recherche au regard des investissements des États-Unis et de la Chine, afin d’aller chercher les investissements auprès de l’Europe, ensemble.

Les projets concernant l’hydrogène mettent du temps à se mettre en place, observe Nicolas Dubourg. Tout comme dans le domaine nucléaire, les AMR (Advanced Modular Reactor) et les SMR (Small Modular Reactor). Cela nécessite que la filière se mobilise au regard du manque de combustible en amont, comme de filière de retraitement. L’ensemble de ces éléments doit donc être mis en place pour attirer les investissements.

Nabil Mohamed Ahmed insiste sur l’enjeu pour son pays de conserver ses chercheurs pour disposer de « matière grise » à moindre coût. Il espère que la défiance entre le monde de la recherche et des entreprises, très présente dans la culture française, pourra être dépassée. L’impact direct et rapide sur les populations est par ailleurs nécessaire au regard des besoins de la population, tout en s’appuyant sur les partenariats pour la recherche fondamentale comme l’innovation.

L’échelle européenne est très importante confirme Béatrice Weder Di Mauro. Cependant, des contraintes plus grandes sur les budgets des États sont à craindre, notamment pour maintenir les industries. Les économistes peuvent en la matière éclairer sur la meilleure allocation des ressources.

Laurent Saint-Martin prône lui aussi le dépassement de la défiance qui peut exister entre la recherche publique et le secteur privé, malgré des progrès. Le private equity ou les ventures constituent un enjeu sur certains dossiers et expliquent parfois le départ de certaines pépites de France dans le cadre d’une compétition mondiale, à l’échelle de blocs entiers. Cela justifie donc une réponse à l’échelle européenne.

Propositions

  • Investir de manière pluriannuelle dans la recherche fondamentale (Sylvie Retailleau).
  • Mettre en place une simplification administrative ainsi qu’une meilleure organisation dans les investissements publics (Sylvie Retailleau).
  • Développer des pôles pour retenir et attirer les chercheurs afin de trouver des solutions rapides aux enjeux climatiques des populations (Nabil Mohamed Ahmed).
  • Développer les partenariats internationaux (Nabil Mohamed Ahmed).
  • Créer une nouvelle industrie en soutenant la recherche dans le domaine énergétique, y compris les PME et ETI de la transition écologique (Nicolas Dubourg).
  • Favoriser un dialogue plus fluide entre les entreprises et la recherche (Nicolas Dubourg).
  • Privilégier une approche internationale (Béatrice Weder Di Mauro, Laurent Saint-Martin).
  • Attirer plus de chercheurs et investisseurs internationaux grâce aux investissements publics et privés (Laurent Saint-Martin).
  • Investir massivement dans le cœur du réacteur de l’ESR, les salaires des chercheurs et des enseignants-chercheurs pour augmenter l’attractivité et lutter contre la fuite des cerveaux forte dans certains domaines (El Mouhoub Mouhoud).
  • Renforcer et faire évoluer le crédit d’impôt recherche pour l’orienter en particulier sur les technologies de rupture (El Mouhoub Mouhoud).
  • Développer l’open innovation et le mécénat recherche (El Mouhoub Mouhoud).
  • Développer la formation pour augmenter le nombre de chercheurs (Sylvie Retailleau).

[1] Sommet de Versailles, 10 et 11 mars 2022, France.

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