Propos introductif de Nicolas Beytout, L’Opinion
« Rééquilibrer le pouvoir en entreprise ». Vous noterez qu’il n’y a pas de point d’interrogation. C’est ce que l’on pourrait appeler un choix éditorial, qui se reflète d’ailleurs dans la composition du plateau puisque, côté entreprises, nous avons Ardian avec 80 % des salariés actionnaires de l’entreprise, Mazars, cabinet d’associés qui participent au capital du cabinet, et le groupe Alpha, cabinet proche de la CGT. Il est important de rappeler que la situation moyenne des entreprises en France n’est pas tout à fait celle-là. Et je vais donc demander à Geoffroy Roux de Bézieux de nous dire ce qu’est, sur le plan du rééquilibrage du pouvoir, la situation des entreprises françaises.
Synthèse
Il y a un peu plus de 4 millions d’entreprises en France, rappelle Geoffroy Roux de Bézieux, dont un peu moins de 3 millions sont des entreprises unipersonnelles avec, notamment, les micro-entrepreneurs. Un peu moins d’un million sont des TPE (très petites entreprises), avec entre zéro et neuf salariés, un capital à 100 % familial avec, souvent, une seule personne détenant ce capital et des dividendes qu’elle se verse à la fin de l’année. Il existe également 170 000 entreprises avec entre 10 et 50 salariés, essentiellement détenues par un ou plusieurs membres d’une famille, un peu plus de 5 000 ETI (entreprises de taille intermédiaire) avec des modèles de détention différents et un peu moins de 300 grandes entreprises avec un capital en général coté, des administrateurs et des actionnaires salariés. Les sujets de gouvernance concernent donc une faible part des entreprises et cette question du rééquilibrage se pose de manière très différente. L’enjeu du partage de la valeur a d’abord concerné les grandes entreprises, puis s’est diffusé jusqu’à un accord récent signé avec des partenaires sociaux pour rendre obligatoire un système de partage de la valeur. L’absence de conseil d’administration ou d’actionnaires extérieurs rend la discussion très différente.
Un déséquilibre majeur semble exister dans la répartition du pouvoir en entreprise, constate Sophie Binet, entre les salariés et les actionnaires notamment. Il s’est accru du fait de l’internationalisation de l’organisation des entreprises, qui échappe de plus en plus aisément aux normes fiscales, sociales et à la législation des États et du fait de la financiarisation des entreprises, avec des montages plus évanescents et fluctuants. On observe en parallèle un affaiblissement du rôle, du nombre et des prérogatives des représentants du personnel, notamment avec les réformes du travail introduites par les « ordonnances Macron », affaiblissant de facto le pouvoir de négociation des représentants du personnel. Alors que jusqu’ici le principe de la hiérarchie des normes prévalait, aujourd’hui le dirigeant de l’entreprise décide de l’échelle de négociation à laquelle il souhaite négocier, à l’échelon groupe, filiale, entreprise ou établissement alors qu’auparavant une discussion à tous les échelons était nécessaire, il ne pouvait y avoir que des accords plus favorables plus on descendait dans la proximité. La capacité d’intervention et de négociation des organisations syndicales est affaiblie, alors que les profits se maintiennent et que l’inflation porte sur le consommateur dont le salaire ne fait que se maintenir, au mieux, ou baisse, en euros constants.
Contrairement à ce que l’on peut entendre, l’inflation ne repose pas sur une boucle prix/salaire mais sur une boucle prix/profit.
Les économistes abordent cette question de l’équilibre du pouvoir d’une manière différenciée, explique Anne Perrot. Il s’agit au départ d’un enjeu macroéconomique qui renvoie à la question de la répartition entre salaires et profits. Celle-ci dépend de la situation sur le marché du travail et des tensions sur ce marché. Le pouvoir de négociation de l’entreprise va aussi dépendre de l’insertion de l’entreprise dans ses marchés de produits. Les discussions en cours au Parlement constituent un aspect de ce débat avec des agents économiques qui ont des objectifs différents et agissent au sein de l’entreprise. Il faut résoudre des conflits d’objectifs avec des outils comme les rémunérations incitatives ou d’autres. La perspective est donc l’efficacité plus que l’équité dans le fonctionnement de l’entreprise, pour aligner les incitations et faire avancer l’entreprise en ayant de la valeur à partager, l’objectif restant la maximisation du profit. D’autres enjeux de répartition des pouvoirs concernent la chaîne de valeur, avec la réglementation de la concurrence, la régulation du pouvoir de marché par des instruments de politique publique introduisant des contre-pouvoirs, le droit des faillites, qui a également un impact sur les décisions prises en fonction de la manière dont sont rémunérées les parties prenantes en cas de faillite. Une autre approche confère un objectif de surplus social à l’entreprise, notamment avec la responsabilité sociale et environnementale ou la vision de l’entreprise citoyenne, ce qui peut être sujet à débat.
Sophie Binet se félicite de l’entrée des administrateurs salariés dans les conseils d’administration, même si elle est trop limitée, ne concerne pas toutes les entreprises, et que ces administrateurs sont trop isolés et ne se retrouvent pas obligatoirement dans les comités d’audit et de rémunération, où sont pourtant décidés les critères de rémunération du chef d’entreprise et les choix stratégiques. Il faudrait donc 50 % d’administrateurs salariés avec de réelles prérogatives et un tiers dans les entreprises publiques, avec également un tiers de représentants des usagers. Les salariés devraient également avoir de vrais droits d’intervention sur les orientations stratégiques, dans la mesure où les actionnaires ont toujours plus de pouvoir mais prennent toujours moins de risques, alors que les salariés sont toujours les premières victimes des difficultés. Le cas de du groupe Vivarte revendu à plusieurs reprises par endettement avec des systèmes de LBO (Leveraged Buy-Out[1]) qui ont obligé à dégager de la valeur dans une optique de court terme en est une bonne illustration. Là-dessus, les salariés n’ont pas de pouvoir d’intervention stratégique pour l’empêcher. Des obligations d’avis conforme sur un certain nombre de choix stratégiques seraient souhaitables, avec un droit suspensif pour les projets qui mettent en danger la situation sociale ou environnementale, ou encore un avis conforme sur les aides publiques puisque le capitalisme français est très subventionné avec, chaque année, 200 milliards d’euros d’aide aux entreprises, notamment par des exonérations, pour vérifier leur bonne utilisation. Comme avec le crédit d’impôt recherche dont un tiers bénéficie d’abord aux 28 plus grandes entreprises françaises alors que plusieurs rapports pointent le manque de ciblage et la mauvaise utilisation de ce crédit d’impôt. Les représentants des salariés doivent pouvoir donner leur avis sur la direction d’une entreprise comme sur leur rémunération car ils ont, pour leur part, une perspective de plus long terme.
Geoffroy Roux de Bézieux exprime le souhait des entrepreneurs d’avoir un capital « patient », avec une vision de long terme, s’appuyant sur un équilibre entre les objectifs des différentes parties prenantes. Certains fonds de private equity ont, par contraste, induit les déséquilibres, de même avec certains excès de l’actionnariat et du marché financier. Il exprime en revanche son désaccord sur le droit de veto des représentants des salariés, au regard du contexte d’un développement économique darwinien au sein d’une économie de marché, et répète que l’essentiel des dirigeants le sont dans le cadre d’entreprises familiales et n’ont donc pas de vision réduite, de court terme. Par ailleurs, le profit ne peut être le seul objectif de l’entreprise qui doit prendre en compte les diverses parties prenantes et se doit d’avoir une vision de la société au risque, sinon, de ne pas attirer de collaborateurs et de ne pas obtenir de financement, faute d’approche RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises). Le Medef a lui-même défini une raison d’être : « agir ensemble pour une croissance responsable ».
Sur les marchés cotés, le capital tourne tous les trois mois en moyenne, contre plusieurs dizaines d’années pour les entreprises familiales, tandis que la moyenne est de 5 à 7 ans pour Ardian, explique Jérémie Delecourt. L’accompagnement fourni permet le développement de la croissance et de l’emploi avec quasiment pas de plan social. Un investissement intervient lorsque la gouvernance de la société est jugée satisfaisante, avec une participation aux organes de direction des salariés en les associant à la définition de l’alignement stratégique, aux succès financiers et extra financiers de l’entreprise en partageant la responsabilité de ces succès. L’objectif est de disposer de la même approche dans les sociétés acquises en portefeuille en développant la représentation des salariés et le partage de la valeur, comme l’illustre le principe établi 15 ans auparavant de partager la plus-value de cession avec les salariés des entreprises ce qui a permis, parfois, de reverser jusqu’à six mois de salaire. Cela explique le soutien fréquent des syndicats et notamment de la CGT aux décisions prises. Ces éléments ont été repris récemment par une charte de France Invest et semblent vertueux. La France dispose d’outils simples et efficaces pour partager la valeur, ce qui permet d’aligner les attentes des salariés sur les projets de l’entreprise. Comme au moment de cessions d’entreprise ou avec l’intéressement et la participation, en incluant notamment des objectifs d’inclusion qui semblent indispensables au regard de l’actualité, cela a pu être le cas avec les émeutes récentes. Un effort de conviction paraît nécessaire auprès des chefs d’entreprise qui doivent relayer auprès des salariés l’importance de l’ESG (critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance) dans toutes ces dimensions.
L’élargissement de la loi permet d’inciter plus de dirigeants à mettre en place les plans, en s’appuyant sur la conviction que ces politiques permettent à l’entreprise de mieux réussir.
Sophie Binet observe que les salaires sont toujours plus faibles dans la part des richesses créées par rapport aux dividendes, malgré le contexte d’inflation, ce qui oblige à augmenter les salaires et orienter les profits dans les investissements d’avenir et dans la baisse des prix pour les consommateurs.
Olivier Lenel explique que le succès de Mazars s’appuie sur le talent de plus de 30 000 personnes à travers le monde et sur le fait d’être une entreprise à mission qui souhaite perpétuer l’acte premier de son fondateur, qui a donné son cabinet à ses associés qui avaient été ses collaborateurs, tout en servant l’intérêt général en tant que tiers de confiance et accélérateur de durabilité en intégrant des talents qui enrichissent leur employabilité. L’équilibre du pouvoir constitue ainsi une exigence quotidienne pour agir sur le temps long, de manière indépendante. En France, 200 associés détiennent ainsi temporairement le capital et se sont engagés à le transmettre sans plus-value. Il faut faire vivre la démocratie dans l’entreprise grâce à de nombreux votes, dans une approche coopérative, avec la logique un homme ou une femme égale une voix. Les rémunérations des associés sont par ailleurs encadrées dans un rapport d’un à trois. Un modèle de solidarité existe également pour les périodes difficiles à l’échelle mondiale. Le dialogue est aussi fortement favorisé, les associés étant fortement impliqués auprès des collaborateurs dans les entreprises. L’écoute paraît essentielle, grâce à un système d’enquête trois fois par an pour entendre l’état d’engagement et de forme, avec un partage transparent des résultats. Des temps de respiration ont aussi été créés avec le Mazars break, un temps sabbatique de 3 mois maximum financé en intégralité. Le congé paternité a par ailleurs été aligné sur la durée du congé maternité.
Au sein du groupe Alpha, le capital est détenu par ceux qui y travaillent et 25 % du capital est apporté à une fondation actionnaire, précise Pierre Ferracci. La création des comités d’entreprise est très importante et il faudrait désormais que, pour tous, un tiers des administrateurs soient représentants des salariés, pour permettre une forme de codétermination grâce à leur présence dans les conseils de surveillance. La raison d’être peut permettre de rassembler les salariés sur les enjeux stratégiques. Mais il existe une forme de frilosité pour davantage les impliquer, y compris chez les organisations représentatives, alors que ce système semble vertueux pour les entreprises dans les pays où le pouvoir est partagé, même si des débats peuvent exister. Cela semble essentiel au regard des enjeux concernant le travail, la transition écologique, la question industrielle, sur lesquels la mise en place d’un pacte pour partager la gouvernance comme la valeur est souhaitable. L’argument de la trop grande radicalité de certaines organisations en France n’est pas pertinent sachant qu’il existe aussi, parfois, une grande conflictualité entre actionnaires.
Geoffroy Roux de Bézieux estime que le patronat est partagé même s’il est prêt à une forme de partage de la gouvernance, mais sans droit de veto. Certains représentants du personnel ont une vision très politique de la situation, ce qui l’a conduit à proposer un travail collectif sur la valorisation des parcours syndicaux pour que chacun soit formé aux objectifs de l’entreprise.
Sophie Binet est favorable à cette valorisation, mais insiste sur le préalable du rétablissement des représentants syndicaux dans leurs prérogatives en révisant les ordonnances de la Loi Travail. Ce sont les donneurs d’ordres qui ont désormais le pouvoir et imposent leurs normes de gestion, y compris aux plus petites entreprises. La financiarisation de l’économie n’a pas disparu et la régulation doit intervenir, y compris à l’échelle internationale, notamment sur le trading à haute fréquence pour les fonds des entreprises ou sur la responsabilité sociale des entreprises.
La répartition de la valeur a très peu été abordée par rapport à la gouvernance, remarque Anne Perrot. L’influence des donneurs d’ordre renvoie au pouvoir de marché et à la structuration induite sur la filière.
Propositions
- 50 % d’administrateurs salariés pour les entreprises avec de réelles prérogatives et un tiers dans les entreprises publiques, avec un tiers de représentants des usagers (Sophie Binet).
- Introduire des obligations d’avis conforme sur des choix stratégiques, avec un droit suspensif pour les projets qui mettent en danger la situation sociale ou environnementale et les aides publiques (Sophie Binet).
- Associer les salariés aux choix stratégiques et partager la valeur, notamment les plus-values de cession et avec les plans de participation et d’intéressement (Jérémie Delecourt).
- Augmenter les salaires et orienter les profits dans les investissements d’avenir et dans la baisse des prix pour les consommateurs (Sophie Binet).
- Faire vivre la démocratie interne grâce à de nombreux votes et à la formation des représentants (Olivier Lenel).
- Faire en sorte qu’un tiers des administrateurs dans les conseils de surveillance soit des représentants du personnel (Pierre Ferracci).
- Mettre en place un pacte pour partager la gouvernance comme la valeur (Pierre Ferracci).
- Valoriser les parcours syndicaux pour former chacun aux objectifs de l’entreprise (Geoffroy Roux de Bézieux).
- Réviser les ordonnances travail pour rétablir les représentants syndicaux dans leurs prérogatives (Sophie Binet).
- Réguler, à l’échelle internationale, le trading à haute fréquence et la responsabilité sociale des entreprises (Sophie Binet).
[1] Leveraged Buy-Out : Technique financière qui consiste à acheter une entreprise en l’endettant. Tout l’enjeu par la suite étant que l’entreprise dégage suffisamment de trésorerie pour rembourser la dette contractée.