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La RSE, du mirage à la réalité

Propos introductif de Mary-Françoise Renard, membre invitée du Cercle des économistes

La nécessité d’une croissance compatible avec un développement durable se manifeste chaque jour. Qu’il s’agisse des questions environnementales, des questions sociales, des questions éthiques, les différents acteurs de la société ont pris conscience de l’urgence du changement ; c’est pour cela qu’a été mis en œuvre le concept de Responsabilité Sociétale de l’Entreprise (RSE) qui formalise le rôle central de celle-ci dans ce processus. La RSE relève, comme on le sait, d’une démarche volontaire des entreprises, donc sa mise en œuvre n’est pas garantie, mais malgré le scepticisme de certains, notamment sur des questions environnementales, la RSE est devenue un enjeu de réputation et de compétitivité pour les entreprises.

Le sujet est de savoir si c’est un mirage ou une réalité. En précisant un peu, on pourrait dire : s’agit-il d’un véritable changement de paradigme ou bien seulement d’un effet d’annonce ? Les valeurs de la société évoluent, et cela conduit à la définition de nouvelles normes. L’un des problèmes de la RSE, c’est justement que les méthodes de sa mise en œuvre, les choix des normes, les choix de l’évaluation, demeurent souvent assez flous. Les entreprises se sont référées depuis des années aux objectifs de développement durable des Nations Unies, aux objectifs définis par différents forums. Aujourd’hui, la norme la plus reconnue est la norme internationale ISO 26000, qui propose des lignes directrices, sans caractère obligatoire. Ainsi, entre le doute sur le bien-fondé de certaines propositions et le coût de la mise en œuvre des différentes mesures, le risque que la RSE demeure un mirage est élevé.

Néanmoins, il existe, désormais, de fortes pressions qui pourraient lui donner plus d’envergure. Premièrement, la concurrence conduit les entreprises, notamment les grandes entreprises, à communiquer sur leurs bonnes pratiques et à être soucieuses de leur réputation. Deuxièmement, la société civile, notamment par l’intermédiaire d’associations, pèse sur le choix des entreprises, par exemple en matière d’environnement mais aussi en matière de droits de l’homme ; on l’a vu avec des préoccupations relatives aux conditions de travail dans les pays fournisseurs d’un certain nombre de biens. Troisièmement, de nombreuses PME doivent respecter les normes qui leur sont imposées comme fournisseurs des grandes entreprises ou comme sous-traitants. Elles peuvent également subir la pression des investisseurs, qui ne veulent pas financer des investissements qui seraient risqués à moyen terme, par exemple en matière de risques environnementaux, et donc qui ne prêteraient pas à des entreprises qui ne se seraient pas fortement engagées en matière de RSE. Quatrièmement, à l’intérieur même des entreprises, il existe des communautés qui se sont créées, des communautés de salariés mais aussi des communautés de dirigeants, pour soutenir la mise en place des principes de la RSE au sein même des entreprises.

De nombreuses zones de flou et d’opacité pénalisent la mise en place de la RSE et parfois lui font obstacle ; la multiplication des référentiels et des labels, plus ou moins sérieux d’ailleurs, rend le coût informationnel élevé pour les entreprises, coût auquel s’ajoute celui de la gestion administrative. La Direction de la Concurrence, de la Consommation et des Prix a publié récemment un rapport sur l’éco- blanchiment expliquant qu’un quart des entreprises enquêtées faisaient des déclarations fausses ou contraires à la loi ; il y a donc un problème d’information qui est assez coûteux. D’autre part, les évaluations sont encore parfois opaques ; certaines entreprises se plaignent d’avoir des résultats d’évaluation qui ne sont pas accompagnés d’explications suffisantes, et donc qui nécessitent des précisions pour qu’elles puissent changer de comportement. On doit noter que l’Europe est encore insuffisamment présente dans ces évaluations, qui, même si les choses changent, sont encore souvent le fait d’agences de notation américaines.

Malgré une prise de conscience et une évolution des pratiques, pour être plus efficace et peut-être plus réaliste, la mise en place de la RSE devrait à l’avenir être plus simple sur le plan administratif, reposer sur des normes claires, et peut-être avoir un caractère plus contraignant, ce qui suppose qu’il y ait de bonnes évaluations et que ces évaluations puissent avoir une harmonisation et une définition européenne. L’avenir de la RSE repose donc en grande partie sur la capacité de mobilisation des acteurs, en l’occurrence de mobilisation des entreprises, sur les différents objectifs de la RSE, qu’ils soient environnementaux, sociétaux ou éthiques, des capacités d’adaptation de leurs organisations, et des capacités de coopération, peut-être aussi d’accentuation des contraintes, parce que tant qu’on reste dans le déclaratif, on risque de progresser très lentement.

Synthèse

Les assureurs sont dans une configuration un peu particulière, explique Thierry Martel. En effet, les émissions de carbone résultant de leurs activités propres représentent à peine 10 % des émissions de carbone qu’ils génèrent, l’essentiel des émissions de carbone dont ils portent la responsabilité découlent d’un côté de leurs investissements et de l’autre de leurs réparations. Groupama, qui possède 23 000 hectares de forêt, absorbe bien plus de carbone qu’il n’en produit. La question ne porte donc pas sur ce que Groupama produit comme carbone mais plutôt sur la façon dont le groupe agit sur la production de carbone des autres entreprises ; cela pose un certain nombre de questions, d’abord dans ses politiques de placement, puis pour son métier de couverture de risque, à savoir les techniques de reconstruction et les techniques de prévention. En effet, le sinistre qui consomme le moins de carbone est celui qui ne se produit pas.

La RSE est peut-être une utopie à poursuivre, mais c’est une réalité, souligne Axelle Lemaire. Cette réalité a évolué très rapidement. C’est une réalité dans les consciences, parce que la pandémie nous a fait prendre conscience très subitement et très violemment de la finitude de l’être et de l’humanité, ce qui a joué un rôle dans l’accélération de l’appropriation des enjeux de RSE. Par ailleurs, grâce à la science, notre capacité de modélisation du changement climatique est beaucoup plus performante qu’auparavant ; le concept de limite planétaire est un concept tout récent, qui il y a 15 ans n’existait pas. On prend désormais conscience de manière empirique des effets du changement climatique. Il y a eu une prise de conscience tardive mais très rapide de la part des dirigeants et des décideurs dans le milieu politique et économique. La prise de conscience est importante chez les jeunes générations, qui représentent le lobby du futur. Dans les entreprises, des outils ont été développés et sont utilisés par des équipes dédiées de la RSE. Nous sommes à un moment historique ; on passe de la prévention des risques, où la RSE était un sujet de conformité réglementaire, à un enjeu business et à un enjeu stratégique. Les succès sont très réels, mais il existe des écueils : le greenwashing et le social washing, l’augmentation des contentieux. Tout cela aboutit au green hushing ; les entreprises ont peur et préfèrent ne pas communiquer du tout. Une fois dépassés ces écueils, la RSE doit devenir un objectif sociétal de transformation durable, ce qui n’est pas encore le cas. Pour cela, il faut plus de social ; les pauvres paient le prix du changement climatique alors qu’ils n’en sont pas responsables. Il est nécessaire d’investir dans l’accompagnement des acteurs économiques vers un modèle de développement plus durable, mais cela aura un coût social. Tout cela ne peut advenir sans numérique et sans data ; tout l’enjeu de l’usage technologique pour accélérer la transition écologique sera d’utiliser les bonnes technologies, au bon moment, pour les bons usages.

Le premier problème est la légitimité : quelle légitimité a un assureur à priver ses assurés d’une bonne rentabilité de leur placement sous prétexte qu’ils ne lui plaisent pas ? Les problèmes d’aujourd’hui sont les conséquences des solutions apportées aux problèmes d’hier, souligne Thierry Martel. Par exemple, quelle légitimité a-t-on aujourd’hui à priver les gens de lait sous prétexte que les vaches émettent du méthane ? Le deuxième problème est celui des coûts ; reconstruire propre coûte souvent beaucoup plus cher que reconstruire à l’identique. Le troisième sujet est celui de la disponibilité, par exemple des pièces de réemploi. Le quatrième sujet est le modèle économique : la prévention évite de produire du carbone, apporte du confort aux gens mais en réalité la prévention coûte souvent plus cher que le sinistre. Par ailleurs, la prévention ne peut pas être mutualisée ; elle est individualisée. Ainsi, concilier un modèle de mutualisation avec une affectation individuelle est assez compliqué. Enfin, la prévention est mal acceptée, parce qu’elle est souvent considérée comme trop contraignante, trop intrusive. En France, on vit jusqu’à 94 ans en moyenne, mais on ne vit en bonne santé que 62 ans ; on vit donc longtemps malade, parce que les politiques de prévention sont très peu développées. L’assurance est aujourd’hui hypertaxée ; faire de la prévention en santé est taxé à 15 %. Comment sortir de tout cela ? Par des règles de bonne conduite, en trouvant des solutions pour la prévention, en acceptant une dimension de conseil dans l’assurance. Le XXe siècle a été le siècle de l’efficacité ; le XXIe siècle devrait être le siècle de l’efficience.

Tous ces dilemmes ne sont solubles que si la société change elle-même dans ses aspirations, dans ses façons de gérer ces risques, dans ce qu’elle privilégie, fait observer Vincent Giret. Le problème de la décarbonation ne se pose pas qu’au Nord, mais aussi au Sud.

Effectivement, il y a un facteur d’accélération, confirme Arnaud Ganglof. Aujourd’hui, la vision de la performance économique et financière est centrée sur les modèles industriels extractifs, paradigme qu’il faut être capable de changer. Kea incite ses clients à raisonner sur des modèles de réduction, sur des modèles de réemploi, sur des modèles de recyclage, sur des modèles régénératifs, pour se reconnecter au vivant. Le plus souvent, ce sont les sujets du « quoi » et rarement les sujets du « comment » qui sont abordés.

Concernant le positif business map, le « comment » passe par le fait d’avoir un accord de gouvernance. Le deuxième point est de réinventer les modèles d’affaires. Le troisième point est la culture des dirigeants et des collaborateurs. Le passage à l’action consiste à repenser la gouvernance d’entreprise, en s’attaquant délibérément au modèle de création de valeur et au modèle d’affaires.

En Tunisie, la RSE est apparue il y a quelques années comme une tentative d’apporter des solutions à des problèmes globaux, liés aux crises des dernières années, la Covid-19, ou l’invasion de l’Ukraine par la Russie, informe Rahdi Meddeb. La RSE apparaît comme une manière d’amener les entreprises à se comporter de manière plus vertueuse, plus responsable. Il s’agit d’une transformation du comportement culturel des entreprises ; or la transformation culturelle ne se décrète pas et ne se réalise pas sur le court terme. C’est un travail de très longue haleine qui suppose le déploiement de plusieurs axes concomitants. Le gouvernement tunisien a favorisé en 2018 l’adoption d’un texte législatif sur la RSE ; un peu plus de 5 ans plus tard ce texte est resté lettre morte parce que les décrets d’applications n’ont jamais été pris. Ce texte correspondait à un instant donné à une volonté politique de donner un signal fort à des secteurs d’activité où les populations n’acceptaient plus le comportement irresponsable de certaines entreprises dans les industries extractives, que ce soit phosphates ou hydrocarbures. La RSE suppose une transformation culturelle, qui se déploie selon cinq axes : l’éducation, l’information, l’incitation, la correction, la sanction (positive et négative).

Les normes sont un facteur d’accélération, parce qu’elles incitent les industriels à investir sur tel ou telle technologie ; cependant, n’y a-t-il pas un risque pour les entreprises françaises ? demande Vincent Giret.

Pour Thierry Martel, les normes ne sont pas la bonne réponse. Les sociétés occidentales se sont habituées à un certain niveau de vie et ne sont pas du tout prêtes à y renoncer. Quant aux pays du Sud, ils sont aujourd’hui acculés à de telles difficultés que le charbon est un moindre mal par rapport à leurs problèmes du quotidien. Face aux normes, s’il n’y a pas de solutions concrètes, on va à la révolution. Ce qui fonctionne le mieux dans l’économie de marché est le signal prix. La question est de savoir comment réguler cette transition par le prix.

Les normes sont nécessaires et malheureusement pas suffisantes, rétorque Arnaud Ganglof. Dans tout système collectif, on a besoin de normes et il faut être capable de les régir.

Cette question de la normativité est fondamentale, ajoute Axelle Lemaire. Aux États-Unis beaucoup d’entreprises se rebellent contre ce qu’elles vivent comme des contraintes environnementales et sociales imposées par leurs investisseurs, en disant qu’elles sont là pour faire du profit et rien d’autre.

L’Europe est le continent le plus avancé dans la définition des normes. Le vrai problème est de réussir à aider les pays en voie de développement à pouvoir respecter ces normes. La dimension locale est sans doute la meilleure pour agir ; l’État est là pour cadrer, mais l’action passe par le terrain.

Les problèmes que traitent la RSE sont des problèmes qui ignorent les limites des frontières administratives ; il faut de la coopération non seulement territoriale, mais aussi transfrontalière et décentralisée, souligne Rahdi Meddeb.

La RSE est une réalité dans la science, une réalité dans les consciences ; c’est donc une utopie à poursuivre, conclut Mary-Françoise Renard.

Propositions

  • Instaurer des règles de bonne conduite, en trouvant des solutions pour la prévention, et en acceptant une dimension de conseil dans l’assurance (Thierry Martel)
  • Investir dans l’accompagnement des acteurs économiques vers un modèle de développement plus durable (Axelle Lemaire)
  • Repenser la gouvernance d’entreprise et réinventer les modèles d’affaires (Arnaud Ganglof)
  • Aider les pays en voie de développement à respecter les normes (Axelle Lemaire)

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