Propos introductif de Katheline Schubert, membre du Cercle des économistes
Bienvenue pour cette session sur l’eau : l’eau est-elle un bien comme un autre ? Pour échanger sur cette question, nous avons Antoine Frérot, président de Véolia, et Sandra Lagumina, Senior Partner chez Argos Wityu, un fonds dédié à la décarbonation des PME.
En introduction, je souhaitais souligner qu’en France, l’eau n’est pas traditionnellement une ressource rare. Mais depuis cette année 2022, nous avons vu qu’il est fort possible qu’elle le devienne. L’année 2022 a été particulière, nous avons connu des périodes de sécheresse en été, en automne et en hiver, et au moins 100 communes françaises ont subi des coupures d’eau. Nous voyons que le problème se pose particulièrement en été, en l’absence de pluie, alors que nous avons des besoins en eau pour l’irrigation.
La rareté de l’eau commence donc à se faire sentir. Pour poser le problème et échanger sur la façon dont cette eau est partagée, je rapporterai quelques chiffres. En France, environ un huitième des prélèvements de la ressource en eau est consommé, c’est-à-dire qu’il n’est pas restitué au milieu naturel. Parmi ces prélèvements, environ 60 % sont destinés à des usages agricoles, 26 % à la consommation et la production d’eau potable, 12 % au refroidissement des centrales électriques et en particulier des centrales nucléaires.
Les questions qui se posent sont les suivantes : comment partager entre ces usagers la ressource en eau dans un monde qui tend vers davantage de rareté ? Quelle politique économique mettre en place dans un monde où la rareté va devenir importante ? Nous avons vu que ce dernier point fait justement l’objet de controverse, chacun a suivi la crise des mégabassines. Que peut-on dire à ce sujet, est-ce une bonne idée ou non ?
Nous allons organiser la discussion en trois temps. Dans un premier temps, nous allons essayer de définir ce qu’est un bien commun. Si l’eau n’est pas une ressource comme une autre mais un bien commun, qu’est-ce exactement ? Qu’implique le fait de considérer comme un bien commun cette eau qui devient rare ? Dans un deuxième temps, nous allons nous intéresser à la gouvernance de l’eau. Enfin, dans un troisième temps, nous regarderons si des innovations technologiques vont permettre de dépasser et d’aider à résoudre le problème de rareté.
Synthèse
L’eau est considérée comme un bien commun, « patrimoine de la nation »[1], depuis une trentaine d’années déjà en France, remarque Antoine Frérot. Ce statut de l’eau comme bien commun impose deux constats. D’une part, les entreprises privées ou publiques de gestion de l’eau facturent un service lié à l’eau et non l’eau directement. D’autre part, la ressource en eau nécessite une régulation publique : la bonne échelle de gouvernance est le périmètre d’usage (l’agglomération pour un milieu urbain) et la bonne échelle de régulation est celle des personnalités politiques de l’agglomération concernée. Sur la gouvernance en particulier, de plus en plus de représentants de tous les usagers participent aux discussions au titre de la consultation.
Dans le contexte de changement climatique et de rareté de la ressource, les décisions publiques sont d’autant plus importantes pour arbitrer les accès des différents usages et, parce que l’eau est un bien commun précieux, les décisions publiques doivent s’appuyer sur l’expertise des entreprises ayant une longue expérience de sa gestion. Pour faire face à la rareté, il est important d’éviter le gaspillage et d’imaginer des ressources alternatives. En ce sens, le recyclage des eaux usées (reuse) est sans doute la voie de l’avenir.
L’eau en tant que bien commun est un bien non excluable, mais également un bien rival, rappelle Sandra Lagumina. La question qui se pose alors est de savoir comment organiser cette rivalité dans un contexte de carence de la ressource, d’où en effet l’importance de la gouvernance. Toutefois, se pose le constat d’une difficulté d’organisation de l’eau sur les territoires et notamment d’acceptation du concept d’interruptibilité qui cherche à équilibrer les réseaux en alternant la consommation des acteurs. Si l’expertise des entreprises est nécessaire dans le cadre du changement climatique, la gestion des rivalités de l’eau ne doit pas se limiter à des décisions publiques et à la seule expertise. Par ailleurs, l’eau n’est pas uniquement l’affaire des entreprises de l’eau. Elle représente également un enjeu pour l’énergie, l’agriculture et tout particulièrement pour l’industrie. L’enjeu est d’éviter la « tragédie des biens communs » qui veut que personne ne se sente responsable de garantir la durabilité de la ressource, dans la mesure où chacun peut l’utiliser. Il faut consulter le programme de recherche « OneWater – Eau bien commun », co-piloté par le CNRS[2] qui remet en question plusieurs acquis en matière de gestion de l’eau, comme l’approche par bassins versants.
Les deux intervenants se rejoignent sur la pertinence du reuse. Antoine Frérot souligne malgré tout qu’un effort d’identification des risques sanitaires est essentiel ; toutes les eaux ne sont pas indiquées pour l’ensemble des usages. À la question de savoir pourquoi la France ne s’est pas saisie plus tôt de la solution de l’eau recyclée, le fait est que le sujet est encore récent et qu’il existait une certaine méfiance. Désormais, l’Union européenne a décidé de normes pour l’eau recyclée. Sandra Lagumina ajoute que la loi anti-gaspillage[3] permet d’aller plus loin, avec aujourd’hui environ 160 projets autour du reuse.
Points forts du débat
- Antoine Frérot insiste sur le rôle central des politiques locales dans les décisions relatives à la gestion de l’eau, tandis que Sandra Lagumina prône une participation plus forte de tous les usagers, au-delà du principe de consultation.
Propositions
- Considérer le réemploi de l’eau ou reuse comme la voie de l’avenir en matière de gestion de la ressource (Antoine Frérot).
- Inventer des modes de gestion de la pénurie plus larges que les modèles de gouvernance actuels autour des bassins de vie, en impliquant les délégants dans la démarche (Sandra Lagumina).
[1] Art. L210-1 du Code de l’Environnement.
[2] https://www.cnrs.fr/fr/onewater-un-programme-et-equipement-prioritaire-de-recherche-exploratoire-autour-de-leau-notre-bien
[3] LOI n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire.