Propos introductif de Nathalie Chusseau, membre invitée par le Cercle des économistes
Le marché du travail en France se porte plutôt bien, cela a été rappelé par Bruno Le Maire, avec un taux de chômage aux environs de 7 % et un taux d’emploi qui n’a jamais été aussi élevé depuis le milieu des années 70. Toutefois, cela s’opère dans le contexte d’un monde en proie à des transformations que je qualifierais de radicales. À titre d’exemple, la révolution numérique et l’intelligence artificielle vont fortement modifier la structure des emplois. On estime par exemple que 39 % des employés ont un risque fort d’automatisation. La récente étude de Goldman Sachs explique que l’intelligence artificielle détruirait 300 millions d’emplois dans le monde, dont 25 % en Europe. La seconde transition est la transition énergétique et les engagements de décarbonation à l’horizon 2050, qui sont à la fois source de destruction d’emplois et de création d’emplois. Et puis, la transition démographique va accroître les besoins dans les métiers du soin et de la prise en charge de la dépendance des personnes âgées. Face à ces transitions, de fortes incertitudes demeurent sur les emplois qui seront détruits et ceux qui vont être créés. C’est pourquoi il faut absolument adapter les compétences, car la demande de travail évolue constamment.
En parallèle à ce constat, il y a un nombre important de secteurs en tension avec de fortes pénuries de main-d’œuvre et des difficultés de recrutement des entreprises. Tout ceci dans un contexte où il y a 80 000 jeunes décrocheurs chaque année qui quittent le système éducatif sans aucun diplôme. La formation à tous les âges de la vie est donc indispensable parce qu’elle protège contre l’obsolescence des qualifications en développant les compétences, et permet de s’adapter aux innovations et donc à un marché du travail en permanente mutation. C’est un outil indispensable pour les employeurs comme pour les salariés. Pourtant, chaque année en France, il y a seulement 32 % des travailleurs français qui participent à une formation liée au travail, ce qui est largement en dessous de la moyenne de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques). Cela va poser la question du financement de cette formation continue. Les pouvoirs publics y prennent leur part, puisque l’État et les régions interviennent fortement dans ce champ. De ce point de vue, on peut noter qu’un effort considérable a été réalisé via un développement très important de l’apprentissage, avec presque un million d’apprentis.
Toutefois, évidemment, les entreprises ont aussi un rôle majeur à jouer, car la formation continue doit être proposée à tous les âges en préparant les transitions professionnelles et en anticipant les reconversions. Plusieurs questions vont se poser. Comment inciter les entreprises à davantage investir dans la formation et le développement des compétences de leurs collaborateurs ? Doit-on rendre obligatoire la formation continue pour les entreprises comme pour les salariés ? Quelles compétences faut-il développer pour s’adapter à un marché du travail en mutation et, notamment, quid des soft skills ? Et enfin, comment la formation continue peut-elle s’adapter aux parcours de travail et d’emploi à tous les âges de la vie ?
Synthèse
Anticiper est une réelle obligation, affirme Alain Roumilhac, dans la mesure où certaines entreprises vont être confrontées à un mur de compétences qui les obligera à mettre en place une planification, en y associant les moyens suffisants puisque, parfois, dans les projets annoncés par les entreprises, la part dans les investissements consacrée à la formation reste encore trop faible. Pour passer de 7 à 5 % de chômeurs, alors même que les gens qui peuvent être en emploi le sont déjà, un plan massif va être nécessaire pour former les personnes qui en ont encore besoin, en les accompagnant après qu’elles aient défini leur projet répondant aux besoins des entreprises.
Dominique Restino remarque que le groupe éducatif de la chambre de commerce de Paris Île-de-France forme chaque année 72 000 personnes : 42 000 personnes en formation initiale dont 19 000 apprentis et 30 000 personnes en formation continue. La formation continue commence en effet dès la jeunesse et se déploie à travers l’ensemble d’un cycle. La revalorisation de la formation continue peut susciter une forme de scepticisme et il semble nécessaire de se la réapproprier pour qu’elle vive réellement au cœur de la société. La formation tout au long de la vie est un élément majeur de transformation de la société, avec une offre de formation très large ou en créant de nouvelles écoles et programmes pour prendre en compte les besoins des entreprises et en développant des formations de durées différentes et y compris courte pour ceux qui ont moins de temps à y consacrer.
Florence Parly exprime sa fierté d’avoir participé à des gouvernements qui ont mis en place la VAE (validation des acquis de l’expérience) et la loi sur la liberté de choisir son avenir professionnel, qui a favorisé le décollage impressionnant de l’apprentissage. Les besoins des entreprises sont immenses et évolutifs, d’une part du fait du nombre considérable d’emplois qui ne sont pas pourvus, faute de personnes détenant les bonnes qualifications et d’autre part du fait du contexte où les situations évoluent très vite. Cela soulève plusieurs défis : avoir un système de formation initiale qui réponde d’emblée aux besoins de compétences des entreprises ; de fournir l’accompagnement nécessaire pour les remettre en situation d’employabilité, ce qui demande beaucoup d’encadrement ; de s’appuyer sur le vivier des personnes déjà dans l’emploi, mais qui ont besoin d’évoluer en les accompagnant, dans un contexte de réindustrialisation, de transition écologique, de développement du soin, d’évolution du secteur énergétique… Les entreprises semblent les plus à même de définir leurs propres besoins et doivent coconstruire les programmes de formation en les faisant évoluer et en les adaptant aux nouveaux besoins, objectif auquel contribue le CNAM dans le cadre d’un dialogue avec les entreprises.
Les défis auxquels sont confrontées aujourd’hui les entreprises paraissent gigantesques, affirme Cyril Malargé. Avec la transition écologique, l’impact de l’automatisation, le défi de la compétitivité dans la durée, à l’échelle mondiale, le défi de l’attractivité pour fidéliser et attirer les meilleurs talents. L’enjeu de compétence apparaît ainsi fondamental. Par exemple, 85 % des emplois de 2030 n’existent pas aujourd’hui, et évidemment les formations qui y sont liées ; 50 % des hard skills ont une durée de vie de moins de 5 ans. La formation initiale ne suffit donc pas pour mener une carrière et les entreprises doivent adopter une gestion dynamique des compétences qui deviennent des flux de savoir-faire qu’il faut entretenir. Ce qui induit également un effort de la part du salarié qui doit être encouragé. Sopra Steria regroupe 60 000 ingénieurs et consultants, recrute chaque année 10 000 collaborateurs et consacre près de 8 % de la masse salariale à la formation, car elle est fondamentale. Être capable de synthétiser, d’apprendre à apprendre, le leadership et la créativité sont des soft skills essentiels. Ce sont des compétences utiles, par exemple, pour un bon usage de l’intelligence artificielle qui ne requiert aucune compétence technologique, mais de l’esprit critique, de la capacité à poser les bonnes questions et à raisonner pour adopter une approche critique des résultats fournis par la machine. Il faut donc donner un accès libre à tous les collaborateurs au catalogue et outils de formation en incitant et valorisant. La mise en application rapide après la formation semble par ailleurs essentielle, ce que l’employeur doit favoriser. La compétence doit ainsi être au cœur de la stratégie au sein de l’entreprise dans le cadre d’un pacte entre managers et salariés.
Un diplôme universitaire ne peut garantir les compétences tout au long de la vie, rappelle Amina Zeghal, ce qui oblige à la formation continue pour rester agile et compétent. Les compétences techniques ne durent plus, désormais, que 18 mois, ce dont les entreprises sont conscientes, qui investissent massivement dans la formation, mais craignent la rareté des compétences et la volatilité de la main-d’œuvre. Ce qui oblige à former plus et plus efficacement. Le campus de Tunis ambitionne d’être un accélérateur d’éducation et de formation en offrant des solutions aux entreprises pour renforcer la rétention des cadres et assurer une montée en compétence, avec un essor de la formation continue y compris avec la techno-pédagogie des professionnels, en travaillant main dans la main avec l’entreprise, pour attirer les talents et développer la marque employeur, sur le campus, pour attirer les étudiants méritants, mais qui n’ont pas les moyens de payer leurs études.
Les entreprises sont conscientes de la difficulté à recruter et doivent anticiper en recrutant des personnes qui ont un potentiel avant de les former, selon Alain Roumilhac. Il faut définir au préalable les objectifs, ce qui est possible à horizon de 3 ou 5 ans, par exemple concernant les projets de décarbonation, en ayant une approche d’abord macro sur les grandes tendances des besoins en compétences avant d’individualiser les parcours, vu la motivation et les potentiels de chacun.
Dominique Restino confirme l’intérêt de mobiliser les CFA et souligne que la formation est l’affaire de tous, tout au long de la vie, avec une vision de long terme. La formation continue profite aujourd’hui aux grandes entreprises, très organisées, alors que les TPE, PME et commerçants ont besoin de plus d’accompagnement puisqu’elles représentent la moitié du budget de la formation continue. Les formations très courtes peuvent constituer un outil, notamment pour les reconversions.
Florence Parly confirme que les grandes entreprises ont pris la mesure de cet enjeu et ont déjà créé en interne des structures de formation pour former leurs collaborateurs tout au long de leur carrière, puisque cette possibilité est attractive et permet de fidéliser les collaborateurs. Le CNAM noue des partenariats qui peuvent par exemple permettre à des techniciens de devenir ingénieurs en quelques années, ce qui nécessite de la motivation, mais aussi un accompagnement pour les entreprises et donc un réel investissement des différents acteurs. Le lien avec le tissu économique local est également très important pour déterminer les besoins du bassin d’emploi, pour faire du sur-mesure et donner une chance de formation adaptée à chacun.
Même si les entreprises anticipent leurs besoins de compétences et placent la formation au cœur de leur stratégie sur plusieurs années, elles demandent pour autant aux organismes de formation une réponse immédiate et à moindre coût en vérifiant le retour sur investissement de ces formations, estime Amina Zeghal. Paris-Dauphine a installé son premier campus international à Tunis pour assurer la proximité avec les entreprises internationales basées en Afrique, afin de bénéficier de toutes les compétences parisiennes en les adaptant à la région.
Cyril Malargé insiste pour sa part sur les moyens nécessaires à mettre en œuvre pour répondre à cet enjeu en travaillant dans la durée, notamment par les partenariats avec les écoles et universités, en mettant en place des chaires et en formant des stagiaires. Il souligne l’importance des qualités d’adaptabilité pour apprendre à apprendre au regard des évolutions rapides.
Le ministère de la Défense recrute 26 000 jeunes chaque année, puisqu’il s’agit d’une armée d’emploi qui s’inscrit dans une logique de flux et qu’il faut remplacer régulièrement ceux qui partent, explique Florence Parly. Le fait de former les individus permet aussi de les inciter à signer à nouveau car les contrats durent 5 ans, tout en leur permettant de s’insérer dans la vie civile, comme le prévoit l’engagement, en délivrant des compétences reconnues et en accompagnant, grâce à l’encadrement suffisant, leur reclassement, avec le dispositif défense mobilité.
Alain Roumilhac souligne l’importance d’accompagner les personnes éloignées de l’emploi plutôt que de seulement les indemniser, il souligne également le succès de l’apprentissage et souhaiterait que l’Éducation nationale développe les formations infra-baccalauréat sur les métiers techniques, les métiers de l’industrie, les métiers de bouche… Les métiers scientifiques semblent également nécessaires à développer, avec les formations d’ingénieurs, pour réussir la transition écologique.
Dominique Restino déplore pour autant le taux de rupture des contrats d’apprentissage, de 30 % dans les 3 premiers mois en France. Cela nécessite de mettre plus de moyens sur l’accompagnement, comme le fait la chambre de commerce et d’industrie.
Il faut prendre en compte la transformation numérique sur tous les plans, ajoute Amina Zeghal.
Propositions
- Investir massivement pour la formation des personnes encore éloignées de l’emploi (Alain Roumilhac).
- Se réapproprier la formation continue en élargissant le spectre des formations proposées et en adaptant leur durée, pour répondre aux nouveaux besoins des entreprises comme des collaborateurs (Dominique Restino).
- Donner les moyens suffisants à l’accompagnement, dès la formation initiale, pour répondre aux besoins des entreprises, en coconstruisant avec elles les formations pour les adapter au mieux à l’échelle locale des bassins d’emploi (Florence Parly, Amina Zeghal).
- Permettre d’acquérir les soft skills essentiels : capacité de synthèse, apprendre à apprendre, leadership et créativité notamment pour utiliser l’intelligence artificielle (Cyril Malargé).
- Favoriser la mise en application rapide après la formation et placer la compétence au cœur de la stratégie de l’entreprise dans le cadre d’un pacte entre managers et salariés (Cyril Malargé).
- Anticiper les reclassements, comme avec le dispositif Défense mobilité du ministère de la Défense (Florence Parly).