Propos introductif de Lionel Fontagné, membre du Cercle des économistes
Le sujet de la décarbonation de l’économie a été largement évoqué à Aix ; cette table ronde va évoquer la stratégie de décarbonation dans le contexte d’une industrie compétitive. Le climat est ce que les économistes appellent un bien global. Sa préservation fait face à un problème d’action collective au niveau international. Chaque pays a intérêt à une décarbonation rapide des activités humaines, mais intérêt également à ne pas agir pour tirer parti des opportunités offertes par l’action des autres pays : à savoir le déplacement des activités carbonées vers des localisations ne taxant pas le carbone ou ne réglementant pas les émissions, i.e. fuites directes par le canal de la compétitivité, ou la baisse du prix des énergies fossiles sur les marchés internationaux en raison de la moindre demande émanant des pays en réduisant l’usage. Trois types de solution ont été envisagées pour pallier ces difficultés.
Tout d’abord, après l’échec d’autres tentatives plus ambitieuses, la première solution trouvée à ce problème, à savoir l’Accord de Paris, consiste à compiler les efforts de décarbonation annoncés par les pays sur une base volontaire. Cette solution multilatérale ne constitue au mieux qu’une partie de la réponse nécessaire. Il y a deux raisons à cela, identifiées par le Prix Nobel William Nordhaus : i) les engagements de réduction d’émissions de gaz à effet de serre sont non coordonnés, dans la mesure où la somme des engagements nationaux ne permet pas de tenir l’objectif de réchauffement de 1,5 degré affiché dans l’accord, et où ces engagements ne procèdent pas d’une allocation optimale des efforts en fonction des coûts d’abattement dans les différents pays ; et ii) même s’ils doivent être révisés à intervalle régulier pour en augmenter l’ambition, ces engagements sont non contraignants (et souvent conditionnels) donc largement non respectés. Il reste dès lors deux méthodes possibles : plurilatérale ou unilatérale.
L’action plurilatérale, engagée par un club de pays partageant une même ambition en matière climatique et une métrique commune de leurs efforts, consiste à se protéger du reste du monde pour l’inciter à rejoindre petit à petit le club. Indépendamment de l’éventuelle incompatibilité d’un tel montage institutionnel avec les exceptions environnementales aux règles du commerce international prévues par l’Organisation Mondiale du Commerce, la géopolitique d’un tel mécanisme est suffisamment conflictuelle pour en empêcher la mise en œuvre. Le club devient alors, dans l’esprit des organisations internationales et gouvernements en promouvant la création, une simple instance de coordination et de mesure des efforts de nature et d’ambition diverse. Sur un plan plus technique, la question de la métrique commune des efforts est difficile. Peut-on ramener en milliards de dollars dépensés les efforts des pays privilégiant les instruments de marchés, c’est-à-dire les prix ? Les efforts des pays privilégiant les subventions ? Les efforts des pays se tournant vers les réductions d’impôts ? Ou encore vers les réglementations ? Les économistes peuvent calculer le prix implicite permettant de comparer les efforts de chacun, mais moyennant des hypothèses sur lesquelles il sera de toute façon difficile de s’entendre.
Reste donc l’action unilatérale. C’est la solution initiée par l’Union européenne avec son Pacte Vert et le « Fit for 55 package », suivie par les Etats-Unis et la partie climatique de l’Inflation Reduction Act. L’action unilatérale permet des engagements effectifs des pays, mais elle doit se protéger des pertes de compétitivité : des obstacles aux échanges doivent être érigés pour se protéger des fuites de carbone ou s’assurer le bénéfice de l’économie d’apprentissage dans les industries vertes : tels sont respectivement les objectifs du mécanisme européen d’ajustement carbone aux frontières et des clauses d’intégration locale conditionnant les réductions d’impôts ou les subventions contenues dans l’Inflation Reduction Act .
Face à ce constat, comment concilier au mieux transition énergétique et industrie compétitive ? Doit-on utiliser en priorité les instruments de marché, quitte à en compenser les effets par des subventions qu’ils permettent de financer, à l’instar de l’approche privilégiée par l’UE ? Comment éviter le risque de course aux subventions entre Etats pour l’installation des nouvelles industries ? L’action unilatérale est une réponse à l’urgence climatique et l’on doit s’en féliciter. Il reste à la coordonner pour en limiter les distorsions de concurrence et protéger la compétitivité industrielle.
Synthèse
La France émet environ 450 millions de tonnes de CO2 par an, rappelle Xavier Piechaczyk, dont 80 millions pour l’industrie manufacturière et la construction. Les émissions industrielles concentrent un petit nombre d’acteurs, et de ce point de vue c’est un levier moins difficilement activable que la décarbonation fine de la vie quotidienne, de nos usages, des ménages. Avec le « Fit for 55 », l’UE s’est engagée à réduire d’ici 2030 ses émissions de 55 % par rapport à 1990. Or, la France n’est qu’à mi-chemin du parcours. Il ne nous reste que 7 ans pour remplir cet objectif, il y a donc urgence, bien que cela pose des problèmes en termes d’investissement, de compétitivité, etc.
L’aviation représente 2,5 % des émissions mondiales de carbone (50 gigatonnes), soit un peu plus d’1 gigatonne, informe Guillaume Faury. Le scope 1 et scope 2[1] d’Airbus, qui fait voler à peu près la moitié des avions commerciaux dans le monde, représente les émissions de l’entreprise au niveau mondial et s’élève à 1 million de tonnes par an. Ses émissions scope 3, c’est-à-dire les émissions de sa flotte d’avion, s’élèvent à 500 millions de tonnes par an. L’enjeu est donc vraiment la décarbonation de l’usage des avions, beaucoup plus que celui des usines qui les produisent, et pour le faire efficacement et vite, il faut que la décarbonation soit un facteur de compétitivité. Le remplacement d’un vieil avion permet de réduire de 20 à 40 % les émissions de carbone pour les mêmes missions, ce qui est considérable ; on a alors un alignement entre compétitivité et décarbonation. Le deuxième cas d’alignement c’est quand Airbus investit aujourd’hui pour concevoir les avions de demain, qui vont continuer à baisser la consommation et donc baisser les émissions de carbone. Là où il n’y a pas alignement entre compétitivité et décarbonation, c’est sur le dernier volet, celui de l’utilisation des carburants ; aujourd’hui les carburants décarbonés sont beaucoup plus chers que les carburants fossiles. Ainsi, celui qui est en avance par rapport aux autres, qui achète plus et consomme plus de carburant décarboné, subit un facteur de perte de compétitivité. Cela n’incite donc pas l’industrie à avancer. Il faut soit contraindre, soit réaligner les deux, ce que font les États-Unis avec l’IRA ; des subventions très importantes sont versées sur les carburants décarbonés, qui deviennent donc à peu près compétitifs. Une autre option est de créer un level playing field, un terrain de jeu moins compétitif mais homogène pour tout le monde. Il est possible de faire cela intelligemment dans une économie multi locale, mais dans une économie globale comme l’aviation, cela ne fonctionne pas ; c’est pourquoi aujourd’hui il est très difficile d’avancer sur le sujet des carburants.
La Pologne s’est réindustrialisée massivement dans les 30 dernières années, indique Maciej Witucki. Cependant, l’industrie polonaise est complètement verte, plus verte que le centre de l’Union européenne. En Pologne, la solution serait une entité fédérale forte, laissant la compétition à des entreprises et non pas à des pays, parce que continuer à faire de la compétition entre pays européens ne permettra pas d’y arriver. Actuellement, l’objectif en Pologne est de fédéraliser ce qui peut l’être, comme la politique énergétique commune. Plus les politiques parleront de solutions fédérales (solutions économiques communes), plus cela laissera d’espace à des entreprises pour faire de la concurrence capitalistique. La décarbonisation de la Pologne, dans l’optique de « Fit for 55 », coûte plus cher que l’IRA américain, mais elle est indispensable.
Il est urgent de décarboner l’industrie, qui en France représente 20 % des émissions de CO2, alerte Sylvie Jéhanno. La première solution concerne les économies d’énergie ; même si en France les émissions de CO2 de l’industrie ont baissé de 17 % environ en 20 ans, cela a été compensé en émissions importées, car le pays s’est désindustrialisé. Deuxième solution : produire de la chaleur industrielle bas carbone, par exemple en substituant les chaudières au fuel et au gaz avec de la biomasse. Troisième solution : l’électrification. Quatrième solution : l’hydrogène bas carbone, qui va également accompagner la décarbonation de l’industrie. Enfin, l’économie circulaire, la géothermie, les systèmes de pompe à chaleur, ou encore le captage du CO2 résiduel (Capture Carbone Utilisation and Storage). Pour tout cela, il y aura deux facteurs clés de succès : l’accompagnement du financement et les compétences.
L’aviation a fini par trouver l’année dernière un accord au niveau mondial pour aller à horizon 2050 vers une décarbonation complète de l’aviation, explique Guillaume Faury, avec plusieurs mécanismes, dont un qui s’appelle Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation (CORSIA)[2], relativement lent. Ainsi, plusieurs régions, dont l’Europe, ont décidé d’aller beaucoup plus vite et d’être beaucoup plus exigeantes, tout en acceptant d’être moins compétitives que le reste du monde. Enfin, il serait possible de réduire de 1 % la durée de vol des avions en améliorant la performance du système de transport aérien. Cela nécessite beaucoup d’accord entre les pays, et de politiques publiques.
Le carbone ne connaît pas de frontières, quelle que soit l’action d’un pays ou d’une région, fait remarquer Goldy Hyder. Par ailleurs, si nous n’aidons pas la Chine et l’Inde à se décarboner, nous perdons notre temps. Ils émettent du carbone parce que nous n’avons pas pu leur donner de gaz ni d’autres sources d’énergie décarbonée. Il y a des mouvements antinucléaires au Canada, ce qui est incohérent. Toutes les études, en effet, montrent que l’on ne peut arriver à zéro net sans un mix nucléaire. Les combustibles fossiles vont continuer à être utilisés pendant au moins deux ou trois décennies. Pour avoir accès à des énergies propres, il est nécessaire de construire les infrastructures. Il est difficile pour l’Europe d’avoir du gaz naturel liquéfié ; beaucoup de gaz vient de Russie.
Créer les conditions du long terme est absolument essentiel, répond Guillaume Faury, ajoutant que « Ce qui est simple est faux, mais ce qui ne l’est pas est inutilisable ou inexploitable ». Cette transformation est très profonde et va prendre du temps. Cependant, il faut aussi aller vite. L’IRA est un procédé un peu simpliste, mais extrêmement puissant. Les États-Unis, qui étaient très en retard sur la décarbonation, accélèrent de façon absolument spectaculaire. La réponse européenne est-elle à la hauteur de l’IRA ? On ne le sait pas encore. C’est un tel patchwork de petites solutions complexes, parfois contradictoires et différentes en fonction des pays, que l’on ne peut pas être très optimiste. Les Européens rencontrent des difficultés à se mettre d’accord pour avoir quelque chose de simple et efficace.
L’IRA représente 360 milliards de dollars, reprend Maciej Witucki. Quelques mois avant l’IRA, les industriels européens étaient effrayés par les Allemands qui avaient osé mettre 200 milliards d’euros dans l’aide aux entreprises allemandes après la crise énergétique. Ce n’est pas une question de moyens ni de marché, mais de normes communes ; soit on fait des choses ensemble soit on n’y arrivera jamais.
Pour atteindre la neutralité carbone, il existe deux grandes sources d’énergie, ajoute Xavier Piechaczyk. La première est le monde de la biomasse et de la récupération, la seconde est l’électricité, qui demain va être majoritaire. Une réforme du marché européen de l’électricité est en cours mais les pays ne sont pas encore complètement d’accord. Il faut poursuivre deux objectifs pour la réforme de ce marché en Europe : offrir aux industriels des prix de l’électricité stable sur le long terme, parce qu’ils ont besoin de voir loin pour que leurs investissements soient rentables. Par ailleurs, le fait que l’électricité soit historiquement strictement indexée sur le prix du gaz sans beaucoup de régulation possible est un problème. Il faut donc trouver un dispositif qui tire les prix vers les coûts totaux de production, ce qui est un gros enjeu. Il faut aussi réformer un certain nombre de réflexes sur la production ; nous allons consommer plus d’électricité demain, il faut donc que nous en produisions plus. Si demain, l’aviation utilise du e-fuel issu de l’hydrogène, qui lui-même est produit par électrolyse, il faut de l’électricité et il faut offrir au secteur de l’aviation des e-fuels qui ne soient pas exorbitants. Cela passe par des conditions de production d’électricité décarbonées et peu onéreuses et par des infrastructures.
Le secteur de l’énergie au Canada s’est engagé il y a longtemps vers la transition, explique Goldy Hyder : il a défini des objectifs mais il est piloté par les faits, à savoir des demandes croissantes de pétrole et de gaz. Même la Norvège est en train de relancer des plateformes de forage en mer. Il sera compliqué pour les pays de répondre aux objectifs, qui sont définis sans savoir comment y arriver. Le rôle de l’innovation va être central dans ce domaine ; par exemple, on ne peut stocker le carbone n’importe où.
Le numérique est pointé du doigt, remarque Sylvie Jéhanno. Or, les data centers sont électriques ; l’électricité va se décarboner, le numérique va se décarboner. De plus, on sait récupérer la chaleur des data centers pour aller chauffer les habitants. Dalkia utilisera le numérique pour traiter toutes les données de consommation de ses clients industriels, y compris pour faire des économies d’énergie. Par ailleurs, Dalkia gèrera demain des écosystèmes énergétiques, aussi faudra-t-il manager les énergies pour qu’au bon moment on consomme le moins possible et le mieux possible c’est-à-dire le plus bas carbone possible, et ce grâce aux systèmes numériques.
Chaque pays envisage une stratégie assez différente pour son hydrogène, explique Xavier Piechaczyk. Le premier usage de l’hydrogène est de se passer du vaporeformage. Pour décarboner l’industrie et se substituer à l’hydrogène issue du pétrole, il faut électrolyser l’eau. Pour cela, il existe une ressource très importante, l’eau des océans (71 % de la surface du globe).
Nous faisons face à un problème dynamique, conclut Lionel Fontagné. Comment gère-t-on l’urgence d’agir avec la nécessité d’avoir une perspective de long terme ? Les économistes ont la faiblesse de penser que ce qui peut aider à résoudre ce problème dynamique est d’avoir une visibilité à l’horizon 2030-2040 sur les prix relatifs de l’énergie carbonée par rapport à l’énergie non carbonée. Le signal prix est vraiment quelque chose d’important, même si d’autres politiques publiques peuvent être utilisées.
Propositions
- Décarboner l’usage des avions (Guillaume Faury).
- Réduire de 1 % la durée de vol des avions en améliorant la performance du système de transport aérien (Guillaume Faury).
- Offrir aux industriels des prix de l’électricité stable sur le long terme (Xavier Piechaczyk).
- Manager les énergies pour consommer le moins possible et le mieux possible au bon moment, grâce aux systèmes numériques (Sylvie Jéhanno).
- Aider la Chine et l’Inde à se décarboner (Goldy Hyder).
[1] Les scopes 1, 2 et 3 sont utilisés pour définir le bilan carbone d’une entreprise ou d’un bien manufacturé. Ces scopes regroupent respectivement, les émissions directes, indirectes, liées aux consommations énergétiques nécessaires à la fabrication du produit et toutes les autres émissions induites dans les différents cycles de vie du produit (approvisionnement, transports, utilisation, fin de vie…).
[2] CORSIA est un mécanisme mondial de réduction des émissions de CO2 de l’aviation internationale.