Propos introductif de Philippe Martin, membre du Cercle des économistes
Ce qui me frappe en regardant la situation, en particulier depuis deux ans – et je crois que cela entre en résonance avec le thème de cette session et des Rencontres cette année –, c’est évidemment la résilience : la résilience à la fois de nos sociétés, de nos États et de nos économies. Je suis économiste, je vais donc insister sur la dimension économique, mais je suis certain que nous reviendrons sur la dimension politique.
S’agissant de la résilience de nos économies après des chocs inédits dans leur ampleur et dans leur gravité, à savoir la Covid-19, ensuite l’invasion de l’Ukraine par la Russie, et en particulier par rapport à la crise énergétique, ce qui me frappe est que les Cassandres ont eu tort. Je ne sais pas si vous vous en souvenez, nous avons eu ce débat il y a un peu plus d’un an : qu’allait-il se passer si nous avions une forte diminution, voire un arrêt des importations de gaz et de pétrole venant de Russie ? Je vous rappelle que les pronostics étaient assez dramatiques, c’est-à-dire que nous allions avoir une récession forte et, dans le secteur manufacturier en particulier, on avançait des chiffres de -5 à -10 %. Nous savons que ce n’est pas ce qui s’est passé. Même s’il n’y a pas eu d’embargo de la part de l’Union européenne (UE), nous avons eu les chiffres d’Eurostat il y a quelques jours sur la baisse des importations de gaz et de pétrole : nous ne sommes pas à zéro, mais pratiquement. Les importations ont été drastiquement réduites et sont extrêmement faibles. Il s’agit d’un choc d’une ampleur inédite. Je regardais les secteurs manufacturiers. En France, par exemple, les prix du gaz ont doublé en moyenne, avec évidemment énormément d’hétérogénéité en fonction des secteurs (les entreprises les plus intensives en énergie ont vu leurs prix augmenter davantage) et le prix de l’électricité a augmenté d’environ 40 %.
Que s’est-il passé ? Ce qui me frappe, c’est la capacité des États (nous en reparlerons), des ménages et des entreprises à s’adapter à cette nouvelle donne. Ces dernières se sont adaptées rapidement, fortement et avec des canaux extrêmement différents. Si nous regardons les entreprises, ce qui s’est passé est plutôt une bonne nouvelle du point de vue d’un économiste : le signal prix a fonctionné, c’est-à-dire qu’elles ont réduit leur demande à la fois de gaz et d’électricité. Cela ne s’est pas fait comme on pouvait le craindre par une baisse de la production parce que, évidemment, vous pouvez baisser la demande d’énergie en arrêtant les usines. Certaines se sont arrêtées, mais d’un point de vue macro, d’un point de vue agrégé, il y a eu plutôt une augmentation de l’efficacité énergétique. Les entreprises ont trouvé des moyens de s’adapter au choc énergétique. Elles ont aussi augmenté leur prix manufacturier – nous l’avons vu –, ce qui était une bonne nouvelle pour elles parce que c’est une des raisons pour lesquelles les profits ne se sont pas effondrés (sauf pour les plus intensives en énergie). Cela constitue toutefois une moins bonne nouvelle pour la dynamique de l’inflation : elle s’est propagée le long des chaînes de valeur. Elles ont aussi assez peu réduit l’emploi et leur production.
En revanche, nous voyons clairement que le coût élevé de l’énergie a eu un impact sur la compétitivité, en particulier vis-à-vis de la Chine et des États-Unis. Il s’agit évidemment d’un des enjeux de la durabilité de cette résilience dont nous parlions.
Je sais que je suis censé parler que d’espoir, mais je termine quand même sur les risques. J’en vois plusieurs, mais ne parlerai que d’un. En général, et nous l’avons vu dans cette crise, les économies et les entreprises en particulier s’adaptent face à un tel choc et sont résilientes. Assez fréquemment dans l’histoire économique, le problème n’est pas le choc, mais les erreurs dans la réponse de politique économique au choc. Je ne veux pas pointer une institution en particulier, mais je pense que nous avons un risque par rapport à la réponse monétaire. Je comprends l’augmentation des taux d’intérêt de la Banque Centrale Européenne (BCE), mais je crois qu’il y a un risque de surréaction au choc initial. Son travail est extrêmement difficile, il peut donc y avoir des erreurs des deux côtés. Je pense qu’il s’agit d’un des risques pesant sur la résilience de l’économie européenne, lequel entraîne évidemment des répercussions, au-delà de l’économie, sur le social, sur le politique et je pense en particulier aux élections européennes l’année prochaine.
Synthèse
L’Europe n’a éclaté ni économiquement ni socialement devant le choc de la guerre en Ukraine, confirme Salomé Zourabichvili. Pour les pays tels que la Géorgie, il s’agit d’un grand espoir : l’Europe est différente, soudée, résistante et désormais clairvoyante par rapport à la menace que représente l’impérialisme russe. La perspective d’une Europe-puissance s’est faite jour. Il s’agit d’un élément très important pour les pays qui sont encore à l’extérieur de l’ensemble européen par rapport à leur attente en matière de sécurité. La Géorgie subit une pression économique liée à l’immigration russe. Cela constitue une forme de dépendance nouvelle à laquelle il faut faire très attention. L’espoir que crée la résilience européenne est fondamental dans l’espoir de la Géorgie d’obtenir le statut de candidate. Cela représenterait un ancrage plus ferme et indispensable : la guerre que la Russie perd en Ukraine est menée en Géorgie sur un front hybride.
L’Europe est unie comme jamais, affirme Helle Thorning-Schmidt, comme on a pu l’observer depuis trente ans. Les pays européens font face à une crise économique, au changement climatique et à des mutations en matière de technologies numériques. Ils font preuve d’une grande résilience quant à leur positionnement dans le monde. Ils tentent de trouver des solutions pour faire face à la Chine. Le développement des technologies numériques est un autre enjeu majeur par rapport à la modération des sociétés qui travaillent dans ce secteur. L’Europe est un phare en matière de démocratie. Elle doit savoir comment la consolider et comment se positionner dans le monde à cet égard. Il y a de l’espoir : l’Europe n’a jamais eu à relever autant de défis, mais n’a jamais présenté un front aussi uni.
L’Union européenne est un projet fondé sur trois promesses que sont les valeurs démocratiques, la paix et la prospérité, rappelle Charles Michel. Lors du sommet de Versailles[1], le concept d’autonomie stratégique de l’UE a émergé. Sans modifier les traités, les Européens ont décidé de travailler ensemble sur quatre points centraux : la base économique et industrielle, la sécurité et la défense, l’énergie, l’engagement enfin vis-à-vis du reste du monde. Sur ce dernier point, l’Europe en tant que puissance doit s’engager dans un partenariat d’égal à égal. Face à la tentation de certains dirigeants autocrates de réduire le monde à une confrontation binaire, l’Union européenne a une responsabilité particulière dans la construction d’un monde multipolaire. L’unité européenne n’est jamais spontanée. Elle se construit par l’écoute active et le respect mutuel, lesquels doivent permettre de forger des accords intelligents et de respecter les promesses des pères fondateurs.
De nombreuses menaces pèsent sur la cohésion européenne, alerte Philippe Martin. En tant que puissance économique, elle fait face à un changement fondamental et rapide de paradigme. Il est donc assez naturel que les intérêts puissent diverger en son sein. Par rapport à la question climatique, un changement de ton est observable dans différents pays (Allemagne, France, Italie) : on n’en faisait pas assez, on en fait dorénavant trop dans un contexte où les taxes et la réglementation sont mal vécues politiquement et socialement. Ce moment pivotal en matière climatique constitue un risque pour les élections européennes l’année prochaine. L’Europe s’est construite avec un objectif de prospérité, en grande partie fondé sur le marché unique, mais aussi sur l’ouverture commerciale. Les nombreux accords commerciaux signés par l’Union européenne présentent une forte intégration avec la Chine, ce qui génère des dépendances potentiellement dangereuses. Entre l’objectif de prospérité qui passe par l’ouverture commerciale, l’objectif nouveau de souveraineté industrielle qui passe potentiellement par une moindre ouverture commerciale et les objectifs climatiques à court terme qui impliqueraient des importations massives et rapides de Chine (véhicules électriques, pompes à chaleur, panneaux solaires), il semble exister une forme de contradiction. L’UE devra peut-être revenir sur un de ces trois objectifs et ce choix politique difficile suscitera beaucoup de divergences.
Raviver l’espoir implique de relancer l’élargissement de l’UE, estime Salomé Zourabichvili. Une Europe qui arrête de s’élargir et de répondre aux attentes à ses frontières est beaucoup moins dynamique. Sa véritable nouvelle frontière est la mer Noire : l’Europe comme l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) se dotent de stratégies pour faire de la mer Noire un espace de sécurité. Le fait que l’Union Européenne s’implique dans la résolution du conflit opposant l’Arménie et l’Azerbaïdjan est à saluer. Personne n’aurait imaginé il y a quelques années que des militaires européens soient présents dans le Caucase. L’Asie centrale regarde elle aussi de plus en plus vers l’Europe. Ces zones constituent la nouvelle frontière de l’Europe, laquelle doit être démocratique et stabilisée. L’enjeu de la guerre en Ukraine est de voir émerger une Europe reconstruite, sans régime totalitaire et sans zone occupée.
La guerre en Ukraine a réveillé la question stratégique de l’élargissement de l’UE, confirme Charles Michel. Les États qui veulent la rejoindre doivent opérer des réformes structurelles pour partager les standards européens. Compter potentiellement plus de 30 États membres impacte au moins sur trois sujets : le processus de délibération démocratique, la cohésion des politiques communes (notamment en matière d’agriculture) et le financement de celles-ci. Les parlements nationaux devront se mobiliser pour favoriser ce débat. L’Union européenne ne doit pas laisser d’autres pays afficher leur manière de regarder le monde dans le Caucase ou l’Asie centrale. Elle a intérêt pour sa stabilité à s’y engager et à faire preuve de lucidité comme de responsabilité face au débat sur l’élargissement.
L’UE demeure attractive démocratiquement pour de nouveaux membres, souligne Helle Thorning-Schmidt. L’Europe est en première ligne face à des problématiques mondiales majeures, dont le changement climatique. Avant l’invasion de l’Ukraine, il semblait impensable que l’Union européenne soit unie. Elle y est parvenue, mais ne doit pas se reposer sur ses lauriers. Elle a su inventer de nouveaux mécanismes face à la crise financière et aux élargissements, mais doit aborder les sujets liés à la compétitivité en matière de politiques industrielles ou de technologies de pointe. L’UE a des progrès à faire. Elle sait réguler, mais doit aussi savoir produire des choses intéressantes qui se vendent. Elle doit se demander comment faire partie du futur, comment développer sa stratégie par rapport à la Chine, comment s’envisager elle-même comme leader industriel. Pour être attractive, elle doit être forte économiquement.
Si l’indépendance énergétique relève de la compétence nationale, l’idée d’une coopération européenne accrue dans ce domaine est aujourd’hui acceptée, constate Charles Michel. La Chine a bâti en Afrique ou en Amérique latine une stratégie visant à capter les ressources que constituent les terres rares et à en maîtriser la transformation. Pour réduire sa dépendance, l’Union Européenne doit pouvoir développer une coopération économique avec les pays concernés et créer des chaînes d’approvisionnement. Sur son territoire, notamment dans les Balkans occidentaux, elle cherche à trouver un équilibre délicat entre extraction et respect de l’environnement, sachant que ses standards en la matière sont plus élevés que d’autres pays et que des progrès sont attendus dans les années à venir.
Les menaces que représentent les populismes, extrémismes ou radicalismes pour le projet européen doivent être affrontées, remarque Charles Michel. La crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine ont montré que les replis nationalistes ne permettaient pas de relever ces défis. L’Union Européenne travaille avec des gouvernements nationaux démocratiquement élus, dans le respect mutuel, l’égalité et la non-discrimination.
L’Europe fait face à une « polycrise », ajoute Helle Thorning-Schmidt. Aux crises extérieures (Ukraine, Chine, Iran, Israël, Palestine) s’ajoutent des crises internes, dont l’une concerne la démocratie. La confiance dans les institutions, les gouvernements, les politiciens, le capitalisme ou la démocratie n’a jamais été aussi faible. De nombreux sujets divisent les populations. Ils sont générationnels, raciaux, liés au wokisme, au genre, au féminisme. Dans les années à venir, l’Union Européenne devra non seulement défendre son style de vie, mais aussi activement défendre la démocratie.
Une des manières de recréer de l’espoir est de créer de la cohésion et des richesses afin d’affronter les défis à venir en matière de climat, d’éducation, de santé ou de défense, conclut Philippe Martin. L’Europe n’a pas pour unique vocation de créer des réglementations, elle doit aussi créer des richesses. Tel est l’enjeu d’une souveraineté industrielle à retrouver.
Propositions
- Consolider la démocratie et travailler le positionnement de l’Union européenne dans le monde sur ce point (Helle Thorning-Schmidt).
- S’engager à l’échelle européenne pour construire un monde multipolaire (Charles Michel).
- Opérer potentiellement un choix entre l’objectif de prospérité européenne, celui de souveraineté industrielle et les objectifs climatiques (Philippe Martin).
- Relancer l’élargissement de l’Union européenne pour recréer de l’espoir à ses frontières (Salomé Zourabichvili).
- Reconstruire une Europe sans régime totalitaire et sans zone occupée (Salomé Zourabichvili).
- Mobiliser les parlements nationaux pour favoriser le débat sur l’élargissement (Charles Michel).
- Ne pas laisser d’autres pays déployer leur manière de regarder le monde dans le Caucase ou l’Asie centrale, dans l’intérêt de la stabilité européenne (Charles Michel).
- Se projeter dans le futur comme leader industriel compétitif face à la Chine (Helle Thorning-Schmidt).
- Développer une coopération économique avec les pays possédant des mines de terres rares (Charles Michel).
- Créer de la cohésion et des richesses afin d’affronter les défis (Philippe Martin).
[1] Sommet de Versailles, 10 et 11 mars 2022, France.