Propos introductif de Céline Gimet, membre invitée du Cercle des économistes
Compte tenu des enjeux que recouvre la transition vers des modes de production décarbonés, l’adaptation au changement climatique, la recherche de plus de justice sociale, les besoins en termes d’investissements et d’innovations pour l’avenir sont considérables. Cette transition repose sur un véritable choc d’offres qui doit s’étendre à l’ensemble des secteurs de l’économie.
Certains parlent de quatrième révolution industrielle qui serait fondée sur les opportunités de l’économie numérique et qui aurait, bien évidemment, un impact positif sur l’environnement et sur la société. Cela permettrait de créer des vagues d’innovation qui seraient à l’origine de gains de productivité et de plus de croissance à long terme. Mais, qu’est-ce qu’investir pour l’avenir ? L’idée d’un investissement pour l’avenir est d’intégrer à des considérations de rentabilité financière habituelles les externalités environnementales et sociales de l’investissement à long terme. Dans sa logique la plus stricte, l’investissement d’avenir est associé à la logique philanthropique. L’impact va primer sur la performance.
Cependant, de manière générale, l’investissement socialement responsable intègre des considérations plus justes, plus durables et de plus long terme aux performances financières traditionnelles. Compte tenu de la nécessité d’investir de manière massive, tous les acteurs sont concernés, qu’ils soient publics ou privés. Les États, d’abord, doivent poser le cadre en investissant dans l’innovation, dans les infrastructures, dans le capital humain, de manière à pouvoir aider à la création de nouvelles filières technologiques. Ils doivent aussi accompagner le financement des petites et moyennes entreprises (PME), des entreprises de taille intermédiaire (ETI), des start-ups à fort potentiel de croissance et à haut risque. Sur ce point, il existe déjà de nombreuses initiatives comme le programme d’investissement pour l’avenir en France, mais qui doivent être renforcés. En outre, il est évident que les acteurs privés ont un rôle déterminant à jouer. Les acteurs financiers, les banques, les fonds, doivent nécessairement inciter les entreprises à orienter leurs investissements vers des projets qui soient plus justes, plus durables. D’autant que ces investissements, qui intègrent les risques liés aux défis que va connaître le monde dans l’avenir, vont certainement générer à long terme, plus de profit. Aujourd’hui, nous nous apercevons que les performances financières d’un investissement traditionnel et d’un investissement pour l’avenir sont à peu près comparables. Cependant, l’investissement pour l’avenir apporte une rentabilité extra-financière qui devrait le rendre beaucoup plus attractif. Mais, les chiffres montrent que l’investissement pour l’avenir est très hétérogène. La part des investissements environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) gérés par les fonds professionnels aux USA ou en Europe ne représentent finalement que 30 % des actifs totaux. Une des explications est liée à la qualité des mesures de l’impact, c’est-à-dire comment mesurer la performance extra-financière d’un investissement pour l’avenir. Le flou qui entoure ces mesures, ouvre la voie à des stratégies de greenwashing, d’économie sociale et solidaire (ESS) washing. Alors, comment mieux orienter les capitaux ? Il est essentiel d’identifier des objectifs qui soient quantifiables et réalistes sur la base de référentiels communs et reconnus de tous, comme par exemple les objectifs du développement durable (ODD) des Nations unies. Mais, il faut aller encore plus loin et renforcer le cadre institutionnel, réglementaire, fiscal afin de créer des incitations à investir pour l’avenir. Les États-Unis ont fait ce choix avec l’inflation reduction act. L’Europe, elle, a privilégié la protection des entreprises contre des désavantages compétitifs à travers la taxe carbone aux frontières. Mais, dans tous les cas, il faut passer à un modèle de taxonomie universelle qui pourrait s’inspirer de la taxonomie européenne qui existe aujourd’hui pour créer plus de transparence et donc plus d’incitations pour investir pour l’avenir.
Synthèse
Investir pour l’avenir, investir pour des rendements financiers, mais aussi pour des rendements extra financiers, avec un impact pour la planète sur le long terme constituent, d’après Thierry Déau, un triptyque essentiel. La France semble disposer de tous les moyens pour investir, mais les acteurs doivent, dans chacune de leurs actions, prendre en compte le long terme et le changement climatique dans la mesure où l’adaptation à cet enjeu a déjà commencé. Il faut donc anticiper ces investissements et décarboner l’industrie déjà existante tout en prenant en compte les enjeux de compétitivité, en offrant une meilleure lisibilité sur ce qui est entrepris.
La hausse des taux d’intérêt va constituer une réalité partout dans le monde pour une période assez longue, conséquence d’une pression inflationniste qui va durer, considère Nicolas Dufourcq. Il n’est pas possible de changer le tissu productif mondial intégralement – avec tous les problèmes d’accès à la ressource matérielle comme humaine – sans inflation. La question du taux cible pour la Banque centrale européenne (BCE) est donc une question fondamentale, comme le taux cible de rendement demandé par les investisseurs privés. Les contreparties privées sont parfois difficiles à obtenir au regard des incertitudes qui peuvent exister, avec des changements rapides induits par les ruptures technologiques. L’Europe accorde 450 milliards d’euros d’autorisations d’aide par an et a mis en place un dispositif permettant d’obtenir la même subvention que celle qui peut être obtenue aux États-Unis. D’autre part, les initiatives de la Chine restent jusqu’alors plus opaques même si certaines entreprises chinoises sont subventionnées à hauteur de 80 à 90 %. Le tri attendu par les différents partenaires sera déterminant même s’il faut intégrer que les taux de rendement possibles à l’époque des 0 % ne pourront plus être atteints.
La distinction entre les innovations incrémentales et les innovations de rupture existe déjà puisque les entreprises savent les conduire, notamment grâce au crédit d’impôt recherche, relève Arnaud Aymé. L’innovation de rupture a besoin, pour sa part, de tout un écosystème, de conditions d’investissement jusqu’à la commande publique, mais cette dernière est malheureusement inexistante en France. La France étant une puissance moyenne, elle ne peut pas investir partout et doit donc choisir les innovations de rupture sur lesquelles investir en évitant le saupoudrage et en veillant à la qualité de l’exécution dans le déploiement. La formation des managers aux innovations de rupture est nécessaire pour valoriser les recherches et le développement. Par exemple, la Corée a su être leader dans le déploiement des réseaux de télécommunication 6G et a su mobiliser les moyens nécessaires. Dans ce contexte, espérons que l’éducation scientifique en France pourra être sauvée.
Innover pour le futur constitue une forme d’acte de foi de la part de la société comme des dirigeants d’entreprises et il faut faire preuve d’optimisme, observe Fabien Versavau. Investir pour l’avenir oblige, d’abord, à créer de la valeur économique, mais aussi à répondre aux défis sociétaux et environnementaux de manière inclusive. Les technologies digitales, comme l’intelligence artificielle, le cloud, les objets connectés et d’autres domaines sont désormais dans une phase de maturité qui leur permet d’impacter les couches profondes de la société et de l’économie avec l’optimisation de la consommation énergétique, la protection de l’environnement, la décarbonisation, la prise en compte de l’évolution démographique. Jusqu’à présent, la technologie a servi à connecter, à créer des plateformes sociales et de e-commerce, à digitaliser des processus financiers. La technologie est devenue ainsi la colonne vertébrale de la société et réinvente l’économie.
La période semble propice aux plateformes et les nouvelles technologies représentent le socle sur lequel il va être possible de bâtir une performance économique respectueuse de l’environnement. Dans certains cycles d’innovation, il n’est pas possible de rattraper le temps perdu seulement en mobilisant des fonds financiers. Pour investir pour l’avenir, il faut faire monter des innovations de rupture, définir des nouvelles chaînes de valeur pour spécialiser l’Union européenne sur certains maillons critiques et donner une capacité de négociation d’égal à égal avec l’Amérique du Nord et l’Asie. La combinaison, en Asie, de la culture de l’innovation et de l’ingénierie avec le respect du temps long et des équilibres semble très vertueuse. Au Japon, notamment, le digital ne produit pas de la disruption pour substituer de nouveaux business, mais a pour objectif d’être utile à la société pour s’adapter aux nouveaux enjeux comme, par exemple, l’aménagement du territoire ou le vieillissement de la population, sujets sur lesquels la robotique ou la téléphonie mobile peuvent jouer un rôle très pertinent.
Sur certaines ressources indispensables à la transition écologique, il peut être utile de se considérer comme pays émergent sur certaines technologies du futur, estime Nicolas Dufourcq. Par exemple sur le photovoltaïque, les batteries par rapport à la Chine notamment, cela permettrait d’adopter les mêmes méthodes pour imposer des transferts technologiques dans une optique de souveraineté. Il faut reconnaitre le grand dynamisme des jeunes entrepreneurs chinois et leurs compétences, et louer le fait qu’ils envisagent des partenariats avec les Européens sur de nouvelles technologies.
La France est un pays émergent, mais dans une Europe qui ne l’est pas, estime Thierry Déau. Il est nécessaire de prendre en compte l’effet de taille et la souveraineté à ces deux échelles. Mais, l’Europe dispose d’une forme de compétitivité dans ses infrastructures sur le plan de l’énergie et de la logistique sur laquelle s’appuyer pour consolider les écosystèmes, pour garder cette souveraineté avec l’accompagnement adapté.
Il existe des innovations de rupture dans le domaine de la transition écologique sur les innovations qui permettent de vivre mieux dans le domaine de la biologie synthétique, de l’alimentation artificielle, la révolution des vaccins, les puces photoniques, cite Arnaud Aymé. L’enjeu des ressources humaines en la matière est très important malgré le fait que, dans le domaine de l’éducation scientifique, la France soit aujourd’hui « immergente » au regard des classements PISA, notamment sur le plan des mathématiques. Il faudrait, en France, trois fois plus d’ingénieurs et de thésards, et donc déployer des efforts très significatifs dans le domaine de l’enseignement scientifique, notamment vis-à-vis des femmes.
Il existe des risques avec l’intelligence artificielle générative même s’ils sont parfois exagérés par les médias. En effet, il existe des leviers pour la maîtriser et en tirer profit avec des choix décisifs dans les mois à venir, confirme Fabien Versavau. L’Europe et les États-Unis s’accordent sur certains principes comme respecter le fait de protéger les ayants droits et de labelliser les contenus et l’interaction entre les citoyens, mais diffèrent sur d’autres. L’Europe a tendance à une régulation trop restrictive dans une approche de compliance avec des coûts de conformité très élevés. Alors que plus d’agilité semble nécessaire avec une structure légère permettant de contrôler les cas d’usage pour qu’ils respectent les principes fondamentaux et les valeurs européennes, en régulant au cas par cas.
Il sera nécessaire d’accepter un coût supérieur pour relocaliser même s’il peut s’agir de montant peu élevé, comme pour les médicaments par exemple, explique Nicolas Dufourcq. Ce que doit permettre le code des marchés publics. La relocalisation d’une industrie photovoltaïque en Europe paraît ainsi possible et nécessaire. Les entrepreneurs chinois l’affirment eux-mêmes.
Pour Thierry Déau, si l’enseignement des sciences n’est pas dans une situation favorable en France, la réforme des lycées professionnels constitue un espoir au regard du besoin d’ouvriers spécialisés et d’agents de maîtrise grâce à la concertation qui a été mise en place et à une vision globale et partenariale. Des inégalités des chances subsistent encore, malgré les efforts, dans les classes préparatoires en favorisant, notamment, les lycées de province ou avec les initiatives pour démarcher beaucoup plus tôt les jeunes et en particulier les filles. Les fonds d’investissement peuvent eux aussi jouer leur rôle par le biais de bourses, par exemple, ou d’accompagnements.
L’enseignement des sciences a un rôle à jouer en matière d’égalité des chances dans la mesure où il s’agit d’un domaine qui est peu reproducteur socialement, estime Arnaud Aymé. Les fondations sont déjà accompagnées par l’État sur le plan fiscal, mais ces avantages pourraient être concentrés sur l’éducation scientifique.
Fabien Versavau le confirme et plaide pour le développement de l’expérimentation et de l’autonomisation des élèves par rapport à la science notamment, dans le domaine de l’intelligence artificielle. Il faut faire des efforts pour être attractifs auprès des meilleurs talents du monde.
Les jeunes passent trop de temps sur les réseaux sociaux, déplore Nicolas Dufourcq. Des batailles normatives doivent, par ailleurs, être menées, notamment pour les PME – puisque les normes concernent souvent les niches –, pour éviter une forme de destruction de valeur. La mystique héroïque et singulière de l’entrepreneur conditionne encore souvent les aides financières qui sont apportées individuellement, ce qui, avec les coûts de coordination élevés, peut rendre complexe l’apport d’aides aux entreprises comme dans le domaine des batteries, par exemple.
Propositions
- Chacun doit prendre en compte le long terme et le changement climatique en anticipant ces investissements et en décarbonant l’industrie, tout en prenant en compte les enjeux de compétitivité et en offrant une meilleure lisibilité sur ce qui est entrepris. (Thierry Déau).
- Développer la formation des managers aux innovations de rupture (Arnaud Aymé).
- Accélérer les investissements sur les technologies de rupture, les Deep tech (Fabien Versavau).
- Favoriser les innovations de rupture dans le domaine de la transition écologique pour vivre mieux ; dans le domaine de la biologie synthétique, de l’alimentation artificielle, notamment (Arnaud Aymé).
- Privilégier une structure de régulation légère pour assurer le respect des principes fondamentaux et des valeurs européennes, en régulant au cas par cas. (Fabien Versavau).
- Déployer les efforts nécessaires pour relocaliser l’industrie photovoltaïque notamment, en acceptant des coûts plus élevés et en nouant des partenariats public-privé (Nicolas Dufourcq).
- Concentrer plus d’aides et d’accompagnement sur l’enseignement scientifique pour tous et l’accueil de talents internationaux (Thierry Déau, Arnaud Aymé, Fabien Versavau).