Propos introductif de Catherine Lubochinsky, membre du Cercle des économistes
Pour essayer de répondre à cette question, nous avons deux intervenants remarquables : Aurore Lalucq, qui a cofondé l’Institut Veblen, puis qui a été élue au Parlement européen en 2019 et qui préside l’intergroupe sur le New Green Deal en faveur de la transition écologique et sociale. Nous sommes également avec Stéphane Boujnah, Président du directoire d’Euronext, qu’il a transformé en première place de cotation en Europe et en un opérateur de premier plan d’infrastructures post marché.
« Finance éthique ou finance en toc ? » … On demande toujours beaucoup à la finance. Jusqu’à récemment, la préoccupation essentielle était de financer l’économie réelle avec des préoccupations liées au poids de la sphère financière par rapport au poids de l’économie réelle. Puis il y a eu des interrogations quant à la compatibilité temporelle entre des investissements nécessaires avec une rentabilité à long terme et le court-termisme des marchés financiers. D’où l’expression « la dictature du return on equity ».
Il est absolument nécessaire de simplifier la question sur la finance éthique. En effet, la finance n’a pas à être morale. Elle doit être amorale, sans être immorale. Nous allons donc évacuer la dimension morale de ce débat, car nous sommes aux Rencontres Économiques d’Aix-En-Provence et non pas aux Rencontres Philosophiques d’Aix-En-Provence.
Au siècle dernier, le débat quant à l’inclusion de critères extra financiers fut économique : selon Milton Friedman la seule responsabilité « sociétale » d’une entreprise était celle vis-à-vis des actionnaires. Au cours des années 2000 apparaît le concept relativement vague d’investissement responsable. Et depuis une dizaine d’années, on passe à la finance durable définie à partir de la prise en compte, par les investisseurs dans leur choix d’investissement, de 3 groupes de critères extra-financiers : Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance.
Le premier problème qui se pose est le fait que chaque groupe de critères contient lui-même un grand nombre de critères, ce qui crée une certaine confusion. Le second problème est que malgré un consensus sur le fait que la finance doit être durable, la dimension politique, voire géostratégique, s’est invitée dans les débats. Juste deux exemples : doit-on financer le nucléaire (débat européen sur le mix énergétique) ? Ou encore, comment concilier les investissements dans l’armement et la défense, indispensables dans le contexte actuel, avec des critères ESG ?
La tâche des acteurs financiers se révèle bien complexe ! Et les dérives de certains d’entre eux ne plaident pas en leur faveur… la liste récente est malheureusement longue (l’affaire des Cumcum, celle de Wirecard, des faillites frauduleuses de plateformes de crypto ou l’offre d’ETF de crypto à effet de levier, des cotations de coquilles vides telles les Spacs). La liste pourrait être longue, toutefois, il serait dommage de s’y attarder, car malgré tout, sans doute grâce à la réglementation, nous constatons des améliorations dans l’orientation des investissements, pour faire de la finance une finance un peu plus durable.
Mes questions sont les suivantes : 1) quelle est votre définition d’une finance éthique et quelle est votre opinion sur la situation actuelle ? 2) La finance apparaît donc plus ou moins éthique … Mais le passage de critères qualitatifs à des critères quantitatifs semble assez compliqué. Comment doit-on mesurer : en termes relatifs ou absolus ? en termes de progression ? ou en termes d’exclusion ? De plus la prise en compte d’un seul critère à la fois et la moyenne ont-ils un sens ? 3) La régulation semble indispensable mais elle progresse en ordre dispersé ; il existe dans le monde plus de 250 régulateurs, 450 labels environnementaux 17 objectifs de développement durables, environ 80 initiatives de reporting uniquement pour les émissions de CO2…Par ailleurs la prolifération des normes semble faciliter des stratégies d’optimisation de la part des acteurs. Elles sont même devenues un enjeu politique (aux USA). Il existe une bataille pour les normes entre USA & EU. Qui va gagner ? Quelles sont les pistes d’amélioration pour que l’Europe ait une chance de l’emporter ?
Et finalement, ni finance éthique ni finance en toc …mais probablement finance tactique et stratégies d’optimisation ?
Synthèse
L’objectif initial de la finance n’a pas de lien avec l’éthique, constate Stéphane Boujnah. En effet, la finance a toujours servi à résoudre les problèmes des personnes qui ont « trop d’argent et peu d’idées » et ceux des personnes qui ont « trop d’idées, mais peu d’argent ». De plus, la finance est un vecteur de diffusion de préférences : elle est le moyen le plus efficace de transmettre un grand volume d’informations, le plus rapidement possible, au plus grand nombre et simultanément. Enfin, l’argent exprime une préférence collective. Ainsi, le sujet de l’éthique peut davantage se poser en ce sens : la finance peut-elle produire des externalités positives ? La réponse dépend des préférences exprimées au moment de faire l’investissement. Actuellement, la décarbonation de l’économie génère le gisement de CAPEX le plus important depuis la Révolution Industrielle et nous vivons un moment de transition du capitalisme. L’utilisation des nouveaux fonds est en train de se professionnaliser avec la mise en place de normes. La difficulté réside dans la longueur de la transition, ainsi que dans la consolidation de termes encore « fourre-tout », tels que les indices ESG. L’Europe peut se féliciter que ses politiques aient pris en main la définition de ces termes.
Le principe de finance éthique conduit inévitablement à une « finance en toc », estime Aurore Lalucq. Il existe aujourd’hui un foisonnement d’innovations en matière de finance qu’il est nécessaire de cadrer pour assurer un débat pertinent autour de l’éthique. L’enjeu est de faire en sorte que la finance ne soit pas bloquante dans le domaine de la transition écologique, ainsi que d’assurer la bonne gestion des actifs. Pour reprendre les mots de Jacques Mistral, la finance doit être comparée au nucléaire au sens où elle nécessite d’être réglementée au service de l’économie et non d’être spécialement éthique. Au niveau européen, malgré un corpus législatif assez lourd, un travail important de définition de la méthodologie et des investissements positifs pour l’environnement a été mené et continue de l’être, en particulier sur les critères ESG tels qu’évoqués précédemment. La prolifération des normes, qui peut être perçue négativement, doit en réalité être considérée comme un moindre mal par comparaison avec le dérèglement climatique.
Il s’agit également de comprendre l’impact du changement climatique sur les entreprises et inversement, un sujet qui par ailleurs représente un conflit ouvert avec les États-Unis, comme le souligne Aurore Lalucq. À ce sujet, Stéphane Boujnah déclare que la vision européenne peut l’emporter outre-Atlantique grâce à la détermination du Parlement européen. Ainsi, une finance au service de la souveraineté européenne et de l’autonomie stratégique est nécessaire.
Points forts du débat
- Stéphane Boujnah a souligné le besoin de définir précisément les critères ESG, un besoin réaffirmé par Aurore Lalucq qui le considère comme une prérogative européenne dans un contexte de transition écologique.
Propositions
- Inclure les critères de sécurité et de défense dans les critères ESG, s’agissant de protéger nos modes de vie (Stéphane Boujnah).
- Obtenir le soutien et l’adhésion de l’ensemble des acteurs financiers européens dans la définition des normes, notamment en leur assurant une protection, de sorte à préserver une stabilité de l’UE dans un contexte géopolitique mouvant (Aurore Lalucq).