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Le Récif

Et si, faute de ressources suffisantes, dans un futur proche, nous étions obligés de vivre en commun, quel serait notre quotidien ? Dans ce récit prospectif, Maëlle Tardivel nous dépeint la réalité d’un habitat collectif, au milieu des montagnes, où la vie en communauté peut réserver quelques surprises.

– C’est ici que tout a commencé.

Nathalie raconte et Brishen n’écoute pas vraiment. Tout en poussant le fauteuil de son binôme entre les pilotis, le jeune homme se concentre sur sa foulée. Au-dessus d’eux s’étend la silhouette blanche du Récif, elle-même surplombée par celle des Alpes. Coenosteum : c’est le nom officiel de ce type d’habitat dense et léger inspiré des squelettes de coraux, mais ici tout le monde dit Récif. Il ressemble à ces structures composées d’une myriade d’alvéoles où chaque hôte se greffe à la masse existante.

– Ralentis, tu veux que je tombe ? Difficile d’imaginer que ce n’était alors qu’une cité dortoir, pas vrai ? Une parmi toutes celles de la vallée. Les gens arrivaient le lundi avec leurs courses pour travailler à Genève, qui était beaucoup plus petite à l’époque, et…

Ce n’est pas Brishen qui a décidé de s’installer ici mais sa compagne, attirée par la réputation du hameau. Quitte à ce que la mutualisation des ressources soit une nécessité économique, autant partager plus que son compost. Dès lors, où se rendre ailleurs qu’au Récif des Alpes, cette référence depuis plus de 10 ans dans le domaine de l’intelligence collective et de la mixité non subie ? Brishen a dit OK, la montagne c’est bien pour le trail. Durant l’assemblée des co-habitants, quand il a pioché Nathalie en binôme de la semaine, il a bien compris à ce prénom désuet qu’elle n’était pas née de la dernière pluie – quand bien même celle-ci commence à dater. Sa compagne en a été ravie : il allait rencontrer des gens, cesser de grincher. Déjà elle projetait qu’il y trouve la grand-mère qu’il n’a jamais eue, celle qui lui transmettrait ses passions tandis qu’il porterait ses courses. Lui avait d’autres envies pour son dimanche que de le passer avec une vieille pipelette, et il n’est pas près de renoncer à son jogging.

– Donc, la plupart rentraient le week-end voir leurs enfants. Moi pareil je travaillais dans le conseil, mais au moins je venais d’un bourg à côté d’ici. Il y avait aussi du logement social. On ne se connaissait pas on faisait que se croiser, et puis un jour… Je vais me casser le dos si tu ne décélères pas !

Nathalie aussi lutte pour ne pas perdre patience. Elle sait bien qu’on l’envoie pour les cas difficiles, ceux dont on doute des capacités collectives. Celui-ci lui est particulièrement antipathique et elle ne voudrait pas y sacrifier une vertèbre.

– On va quand même pas rester ici toute la soirée, grommelle Brishen.

– Et pourquoi pas ? Regarde le banc là, juste en face. C’est lui qui a tout déclenché.

Il jette un coup d’œil au banc du café associatif, sous les lampions. Derrière s’étirent les champs potagers, la forêt de panneaux solaires, les citernes d’eau de pluie que se partagent les habitants, et un petit sentier remontant vers la butte.

– Je reprends. C’était une ville de flux. Et puis un jour, la pendule s’est cassée. De drôles de bruits nous parvenaient de la rue. Quelqu’un était en train de clouer des planches. On ne pouvait même pas se plaindre, le bruit était moins fort que ceux des travaux du lotissement voisin.


Le lendemain, il y avait ce banc, et un homme assis dessus. Arrêté, à ne rien faire. T’imagines ? C’est l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Petit à petit, tout le monde est sorti, juste pour voir. Si tu savais comme ça fait bizarre, la première fois que l’on s’arrête ! Dire qu’on courrait toujours après le temps et qu’en fait il était là dehors, prêt à être cueilli. Et… Tu m’écoutes ?

Nathalie embellit un peu les histoires pour ménager ses effets, mais Brishen n’écoute plus du tout. Il fixe d’un air peu assuré l’ours apparu devant eux, entre les pilotis.

– Un jour, quelqu’un s’est mis à cuisiner sur le banc et… Grand dieu !

Ça y est, Nathalie a vu l’ours. Museau en l’air, la bête flaire le vent.

–  Il vient pour les poubelles, halète-t-elle. Quelle idée aussi de descendre courir à cette heure ! On aurait dû faire des mots croisés comme j’avais proposé.

Un instant, Brishen imagine laisser la vieille dame en pâture à l’ours.

– Qu’est-ce qu’il fait là, si près des habitations ? Faudrait y foutre des pièges !

– Essaie, Mia va te tomber dessus.

– Mia ?

– Tu l’as vue à l’AG. La représentante du non-humain au syndic.

Il se souvient d’une femme intervenue au sujet des nuées d’étourneaux ayant élu domicile dans les couloirs du Récif, y causant cacophonie et saleté. Quand Mia a dit que nettoyer leurs fientes serait une tâche commune, ça a failli virer au pugilat. Elle a rappelé qu’avec la destruction de leur habitat les espèces n’avaient d’autre choix que de s’adapter au nôtre, que c’était à nous en retour de composer avec leur rythme. Elle n’a pas précisé que cela impliquait de risquer sa vie durant son jogging dominical.

– Il s’approche là, bredouille Brishen. On court ?

L’ours est à quelque mètres, occupé à se frotter le dos contre un poteau. Nathalie toise le garçon depuis son fauteuil.

– Ça se voit que t’es pas du coin. C’est le meilleur moyen de finir en sandwich. Recule. Doucement.

Tirant le fauteuil en marche arrière, Brishen slalome entre les pilotis. C’est plus technique qu’un trail. En quelques minutes, ils sont sur le sentier remontant vers la butte.

– Maintenant qu’il ne nous voit plus, tu cours.

Sur les chapeaux de roue leur attelage s’échappe jusqu’à parvenir en sécurité au sommet du chemin, et tant pis pour le dos de Nathalie. C’est peut-être l’adrénaline, mais une fois là-haut, ils éclatent de rire.

– C’est drôle, dit Brishen essoufflé, un ours, j’imaginais ça plus gros.
Nathalie ne répond pas, elle contemple le paysage. Le Récif ondule sur des centaines de mètres, épousant les aspérités du massif montagneux. D’ici on discerne ce qu’il reste des immeubles de sa jeunesse, des dominos noirs et gris intégrés dans la structure actuelle. Les anciens garages évidés sont devenus les pilotis qui le mettent à l’abri des inondations.

– On voit ma capsule, remarque le jeune homme.

Effectivement, le soir avance dans la vallée mais on la distingue nettement au sommet du Récif. C’est celle où l’herbe n’a pas encore poussé. Son chantier a pris quelques semaines, le temps de sourcer les matériaux nécessaires dans les environs. À l’instar de toutes les autres, l’extérieur est blanchi à la chaux et l’intérieur est majoritairement composé de sapin. Sa grande fenêtre est tournée vers le ciel, comme à chaque étage du Récif. Petite coquetterie, ils ont ajouté une balustrade ajourée imitant les anciens chalets. Les capsules sont allongées et assez petites, comme des roulottes, les espaces privatifs ne disposent que du strict nécessaire : un lit, un bureau et un cabinet de toilette – les douches, comme tout ce qui demande de fortes ressources en eau, sont dans les espaces partagés.

– Oh, dit Nathalie, c’est mon moment préféré.

Les derniers rayons du soleil frappent le fond de la vallée et voilà le Récif qui s’embrase. Son architecture répond à celle des nuages. Sa surface réfléchit les éclats du couchant et il rougeoie comme son cousin sous-marin, formant un atoll autour de la montagne. Les fenêtres des capsules s’illuminent comme autant d’étoiles posées sur le corail.

– C’est beau, murmure Brishen.

Nathalie sourit. Tout le monde ne résiste pas à la vie du Récif et à ses frictions : certains crissent des dents face à la réunionnite aiguë, s’irritent que leur temps de douche soit décompté ou qu’il faille s’inscrire pour emprunter la voiture. Mais finalement elle est plutôt confiante au sujet de ce garçon. En tous cas, ça lui fera une nouvelle histoire à raconter.

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