Début juin, la Banque centrale européenne a commencé à abaisser ses taux directeurs, sans attendre un geste de son homologue américaine, la Fed. L’Europe est-elle en train de s’émanciper de la politique monétaire américaine ou, au contraire, peut-elle donner le La en la matière ? Christian de Boissieu explique pourquoi un tel scenario n’est pas probable.
Ainsi, la Fed a décidé le 12 juin, à l’unanimité des membres de son Comité de politique monétaire (le FOMC), de ne pas toucher à son taux directeur, le taux d’intérêt sur les fonds fédéraux, maintenu dans l’intervalle 5,25%-5,50%. La banque centrale américaine justifie sa prudence par plusieurs arguments : l’inflation, brute mais aussi hors composantes volatiles (prix agricoles et de l’énergie) , ainsi que les anticipations d’inflation demeurent encore significativement au-dessus de l’objectif de 2% par an; la croissance reste tonique (prévision attendue pour cette année proche de 3%), comme le marché du travail.
Wait and see ! Désormais, la première décrue du taux directeur est attendue pour septembre, et les marchés à terme, qui n’ont pas nécessairement raison, anticipent au total deux baisses d’ici la fin 2024, soit moins que prévu il y a encore quelques semaines. La Fed est pragmatique, elle ne veut pas se lier les mains vu le degré d’incertitude. Le pilotage prospectif (« forward guidance ») des taux, qui était au cœur de la politique monétaire non conventionnelle, est désormais rangé aux oubliettes des deux côtés de l’Atlantique. Et la Fed d’insister sur la poursuite des ventes par elle d’une part de son portefeuille obligataire, donc sur la réduction de son bilan.
Aucun effet d’entrainement sur la Fed
On voit donc que l’amorce , le 6 juin, de la baisse de ses taux directeurs par la BCE de 25 points de base (ainsi le taux des facilités de dépôts passe de 4% à 3,75%) n’a provoqué aucun effet d’entraînement sur la Fed. Avant même de le constater, on pouvait s’en douter compte tenu des asymétries en faveur des Etats-Unis et du dollar. La politique monétaire américaine n’est pas à la remorque de décisions monétaires prises à l’étranger ! Ce qui est nouveau dans cette affaire, c’est le versant symétrique. C’est que la BCE ait baissé sa garde sans attendre une initiative préalable du côté américain.
Car, depuis des années et pour des mouvements à la hausse comme à la baisse, la BCE a le plus souvent agi après la Fed. Avec un délai non négligeable qui, fréquemment, lui a été reproché. Par exemple, après la crise des subprimes et la faillite de Lehman Brothers, la BCE a mis du temps à pratiquer un taux directeur proche de zéro.
Une zone de basse pression
D’où vient l’audace présente de la BCE, et quelles en seront les suites et les conséquences prévisibles ? Malgré la mondialisation et les interdépendances multiples qu’elle engendre, le cycle économique américain et le cycle européen ne coïncident pas. On l’a vu, les taux de croissance, les taux d’inflation, les taux de chômage …sont différents. L’Europe demeurant globalement parlant une zone de « basse pression », c’est-à-dire de piètres performances de croissance et de productivité en comparaison des États-Unis, la BCE peut apporter sa contribution à la relance de l’activité à condition que son objectif principal- la stabilité des prix-ne soit pas menacé. Elle a estimé cette condition remplie grâce à la désinflation qui s’amorce, même si elle reconnaît que l’évolution de l’inflation dans les mois qui viennent est susceptible de « bosses ».
L’écart significativement positif entre les taux directeurs de la Fed et de la BCE s’est donc creusé depuis l’initiative de la BCE du 6 juin. Et alors ? Trois remarques. Cet écart pourrait revenir au niveau d’avant le 6 juin si la Fed amorce sa baisse en septembre. La BCE pourrait à nouveau réduire ses taux directeurs à l’automne, mais la Fed serait probablement dans le même tempo…Non pas par souci de coller de près aux décisions de la BCE, mais pour des raisons purement américaines. En second lieu, tout cela ne règle qu’indirectement et partiellement les mouvements des taux longs. Etant donné le poids des marchés financiers américains, la causalité continue à aller des taux longs américains vers les taux longs européens, et pas l’inverse. Et les écarts entre les taux longs à l’intérieur de la zone euro sont aujourd’hui plus sensibles aux élections européennes et françaises qu’à d’autres influences (cf. le creusement des spreads de la France).
Enfin, on ne peut pas omettre l’argument du taux de change. L’initiative unilatérale de la BCE aurait pu faire reculer l’euro vis-à-vis du dollar, et ce faisant accentuer l’inflation dans la zone euro via le renchérissement du coût des importations. C’était ce que craignait Robert Holzmann, le gouverneur de la banque centrale d’Autriche , le seul à avoir voté à la BCE contre la décision du 6 juin. En pratique, l’euro a depuis légèrement reculé, plus sous l’effet des résultats des élections européennes que du fait du creusement du différentiel des taux directeurs des deux côtés de l’Atlantique.
Une fed durablement attentiste
Clairement, il faudrait que ce différentiel s’élargisse sensiblement, hypothèse dans laquelle la BCE serait beaucoup plus réactive dans le sens de la détente des taux que la Fed, pour qu’apparaisse un effet de taux de change, c’est-à-dire un recul significatif de l’euro.
Ce n’est pas le scénario le plus probable d’ici la fin de 2024 : la Fed ne va pas rester durablement attentiste. Elle va desserrer progressivement la contrainte monétaire, pas à cause des initiatives de la BCE mais pour des raisons qui lui sont propres. Du côté américain, la doctrine de la « douce insouciance » (« benign neglect ») à l’égard du taux de change du dollar, du moins dans un large intervalle de valeurs pour ce taux, est loin d’avoir disparu !