Les urnes ont parlé au premier tour des élections législatives. Même si la poussée des extrêmes était anticipée par les marchés, qu’attendre comme impact sur l’économie française et les finances ? Pour Philippe Trainar, les différentes hypothèses doivent s’apprécier et être analysées sur le long terme
La campagne du premier tour des élections législatives françaises a confirmé la spécificité du cycle politique actuelle, qui voit s’affronter trois plaques tectoniques, de la gauche dure, de la droite dure et du centre. Si la gauche « dure » s’est encore « durcie » pour réaliser son unité, la droite « dure » s’est en revanche tempérée pour gagner des électeurs tandis que le centre s’est cherché pour combattre son effritement. Ceci a eu une double conséquence : d’une part la fracture au niveau des valeurs sociales, entre progressistes et conservateurs, qui n’est pas spécifique à la France, s’est élargie ; d’autre part le consensus en faveur de l’interventionnisme public contre le libéralisme économique, qui est, quant à lui, spécifique à notre pays, s’est renforcé. Cette configuration rend la France plus incertaine sur le moyen-long terme pour les investisseurs et va probablement dans le sens d’un accroissement des primes de risque sur notre pays, une évolution que notre participation à la zone euro devrait toutefois permettre de modérer.
Il ressort de ce premier tour des élections législatives que la gauche « dure » a du mal à s’imposer comme parti de gouvernement et qu’elle va devoir, à l’avenir, à l’instar de la droite « dure », faire des compromis économiques et/ou sociétaux pour tempérer son programme si elle veut un jour gouverner. La droite « dure » est en revanche très proche du pouvoir mais elle a du mal à passer le seuil de la majorité, comme si le « gardien du seuil » cher à Kafka lui en interdisait l’entrée… elle a une semaine pour trouver comment le convaincre de sa bienséance. Quant au centre, il sort très affaibli de cette élection mais il reste l’arbitre de la situation, pour autant qu’il sache importer tout-à-la-fois une partie du programme de la gauche « dure » socialiste et écologiste et une partie de celui de la droite républicaine, une opération de haute-voltige tant ces deux composantes ont eu tendance à s’éloigner récemment. Sinon, dans l’incapacité de nommer un premier ministre et de former un gouvernement durable, le président de la République n’aurait d’autre solution que de démissionner.
Examinons les conséquences économiques et financières de ces différents scénarios. Le dernier, dont on peut espérer qu’il ne se réalisera pas, ouvrirait la porte à une période de très grande incertitude économique et financière qui ferait fuir les capitaux pendant plusieurs mois et accroîtrait significativement les primes de risques (actions, obligations et crédits) sur les investissements réalisés en France, avec pour conséquence une stagnation de l’activité dans la deuxième moitié de l’année et un creusement des déficits publics et de la dette publique.
Le scénario d’une droite « dure » majoritaire, dont la probabilité est sérieuse, aurait des conséquences économiques incertaines dans la mesure où le programme du Rassemblement National, dont on avait déjà beaucoup de difficulté à percevoir la cohérence économique, a eu tendance à s’effriter au nom du réalisme, au point qu’il est difficile aujourd’hui d’en cerner les contours précis. Sachant que le rendement de la substitution de l’impôt sur la fortune financière (IFF) à l’actuel impôt sur la fortune immobilière (IFI), dans les conditions actuellement envisagée par le Rassemblement National, devrait être modeste et que les autres recettes prévues par le Rassemblement National devraient se heurter à des problèmes dirimants de faisabilité constitutionnelle (économies sur les prestations versées aux immigrés) ou de faisabilité technique (recettes de la lutte contre la fraude fiscale), le programme actuel du Rassemblement National se résume finalement à un programme de dépenses publiques et sociales couvertes marginalement par l’ISF. Il devrait donc se traduire par un déficit public et une dette publique accrus ainsi que par une hausse des taux d’intérêt et un creusement de déficit extérieur.
Grâce à l’euro et à un peu de réalisme de la part du nouveau gouvernement, on peut raisonnablement écarter l’hypothèse d’une issue fatale similaire à celle qu’a connue la première ministre britannique, Liz Truss, en 2022. Cela suppose toutefois que le nouveau gouvernement ne se lance pas dans un conflit ouvert avec ses partenaires européens et qu’il mette notamment en sourdine les mesures commerciales qui figurent dans son programme, et qui ne manqueraient pas de provoquer des sanctions commerciales contre la France, inévitablement coûteuses pour notre économie.
La constitution d’un gouvernement de coalition « républicaine », excluant la gauche radicale et la droite « dure », si elle paraît irréaliste sur la base de la simple arithmétique (addition des voix d’Ensemble, du Parti Socialiste et des Républicains), devient néanmoins réaliste dès lors que l’on fait l’hypothèse d’un minimum de flexibilité des frontières du centre « républicain » et d’un minimum de capacités manœuvrières de part et d’autre des différentes composantes de ce centre « républicain ». Dans cette configuration inédite, que le Président de la République avait délibérément écartée à l’issue des élections législatives qui ont suivi sa réélection en 2022, le nouveau gouvernement mettrait en œuvre un programme naturellement différent de celui d’un gouvernement dirigé par le Rassemblement National, notamment moins catégoriel et peut-être plus cohérent macro-économiquement, encore que le grand écart auquel il sera forcé entre sa gauche et sa droite ne saurait être un gage de cohérence.
Gageons cependant que ses conséquences macroéconomiques seront assez similaires. En effet, comment importer les propositions fiscales d’un programme, le programme du Nouveau Front Populaire, qui fait la part belle à une très forte augmentation des prélèvements sur le capital (stocks et revenus) ainsi que sur les hauts salaires, et les combiner avec celles d’un programme, celui des républicains, qui exclut d’augmenter les impôts ? On peut sans grand risque faire l’hypothèse que peu sera fait sur la fiscalité, si ce n’est peut-être le rétablissement d’un impôt sur la fortune (ISF), à assiette plus large que l’IFI, mieux répartie entre fortune immobilière et fortune financière, et à taux plus raisonnables que la proposition du Nouveau Front Populaire. Donc, pas de hausse brutale de la fiscalité ni d’impact négatif important à attendre sur l’activité.
En revanche, il sera plus aisé de trouver un terrain d’entente sur des dépenses publiques et sociales supplémentaires ou sur des réductions ciblées de fiscalité, dans le cadre d’une approche catégorielle et « clientéliste ». Nous aurons donc plus de dépenses publiques et sociales, marginalement financées par un peu plus de taxation du capital. Il en résultera un déficit public et une dette publique accrus ainsi qu’une hausse des taux d’intérêt, tempérée par l’euro et la BCE, et un creusement du déficit extérieur. L’influence modératrice de l’Europe devrait être plus aisée à obtenir par ce gouvernement qui serait clairement pro-européen et qui ne devrait pas avoir de conflit majeur avec ses principaux partenaires européens, notamment allemands, hormis sur la question de la maîtrise des dépenses publiques dans le cadre de la procédure des déficits excessifs. La dynamique centriste que nous allons probablement observer dans les semaines qui viennent ne doit toutefois pas leurrer. Quels que soient les résultats du deuxième tour, la dynamique de long terme non seulement va en sens opposé mais, en outre, elle risque fort de s’accélérer du fait du creusement des déséquilibres macro-économiques de notre pays. Dans ce contexte, la modération économique et sociétale, en un mot le libéralisme à la française, sera plus que jamais sur la défensive et le centre aura beaucoup de difficultés à enrayer son effritement tendanciel, surtout si le second tour débouche sur une coalition « républicaine » moins « lisible » par les électeurs.