Quelle politique agricole pour la France ? La question prend toute sa dimension alors que s’ouvre un nouveau quinquennat placé sous le signe de la planification écologique. L’agriculture ne saurait se résumer à cette seule ambition mais elle y contribuera largement dans les prochaines années.
La production agricole est multiple mais, comme l’explique l’auteur de cette note : il n’y a pas de bonne et mauvaise agriculture. Le politique a toujours hésité entre le modèle d’avant à préserver, et la modernité qui induit de nombreuses peurs et incompréhensions. La France fut une terre agricole. Elle ne l’est plus que très partiellement.
Après un rappel historique permettant de mieux comprendre le présent, Philippe Chalmin dresse la longue liste des enjeux qui attendent l’agriculture de demain, mais qui se préparent dès aujourd’hui. Le 1er janvier 2023, une nouvelle Politique agricole commune européenne entrera en vigueur, jusqu’en 2027. Un autre quinquennat. L’économiste avance de précieuses pistes de réflexion pour accompagner la transition.
Alors que, secoué par la guerre en Ukraine et les intempéries climatiques, le monde est confronté à une grave crise agricole et alimentaire, les politiques agricoles sont en Europe dans une phase de transition dominée par des contraintes environnementales de plus en plus fortes. Celles-ci pèsent sur un projet agricole français qui reste encore à préciser alors que la France retrouve quelques marges de manœuvre dans l’adoption nationale de la Politique agricole commune (PAC).
Les élections présidentielles – et maintenant législatives – de 2022 n’ont pas fait la part belle à l’agriculture. Les candidats se sont au contraire efforcées de « verdir » leurs discours et leurs programmes pour flatter une part désormais beaucoup plus importante de l’électorat que celui du monde agricole et même rural (que visaient dans un genre différent Jean Lassalle et Fabien Roussel). Malgré la hausse providentielle de certains prix agricoles sur les marchés internationaux, le monde agricole peine à « joindre les deux bouts » et pire encore la compétitivité de l’agriculture française s’est érodée vis-à-vis de ses partenaires européens. Les excédents commerciaux ont diminué voire disparu. Il est loin le temps où Valéry Giscard d’Estaing célébrait en 1979, dans son célèbre discours de Vassy, le « pétrole vert de la France ». Au contraire les agriculteurs sont accusés de crimes contre l’environnement et la biodiversité par des urbains qui ont tendance à considérer les territoires ruraux comme des « réserves » à protéger de toute forme de modernité. Il a fallu la guerre en Ukraine et la crise agricole qu’elle a provoquée pour que la Commission mette pour un temps de côté la partie agricole du Green Deal, délicieusement baptisée From Farm to Fork (du champ à la fourchette ou F2F). Ce n’est probablement que partie remise mais force est de constater que pendant qu’à Bruxelles les orientations agricoles divergent de plus en plus de ce que put être la PAC des origines, cela fait maintenant bien longtemps qu’il n’y a plus de politique agricole digne de ce nom, que le monde agricole se trouve en panne de projet. Mais au fond qu’est ce aujourd’hui que l’agriculture française ?
Le déclin agricole français
Il y a aujourd’hui en France moins de 400 000 exploitations agricoles, le quart de celles qui existaient en 1970, un demi-siècle plus tôt. 759 000 personnes y sont actives, ce qui représente 583 000 emplois en équivalent temps plein. La surface moyenne des exploitations (69 hectares) continue à augmenter, la surface agricole utile (SAU) n’ayant que peu diminué. Elle représente encore 26,7 millions d’hectares soit la moitié du territoire national et c’est là une des dimensions importantes de l’agriculture en termes de gestion et d’entretien des espaces. La notion bien sûr d’exploitation moyenne n’a guère de sens : les 110 000 exploitations de grande culture ont des surfaces beaucoup plus importantes que celles des 60 000 viticulteurs.
Les agriculteurs ont aussi vieilli : 58 % des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans et les successions sont souvent difficiles à assurer. C’est que les revenus agricoles restent modestes. En 2021, bien rares étaient les exploitations permettant de dégager 2 SMIC par actif. La plupart, en élevage bovin ou ovin par exemple, se situaient plutôt autour d’un SMIC et il est inutile de rappeler la pauvreté des retraites agricoles. Des revenus bien faibles mais souvent un endettement considérable expliquent les difficultés financières de nombre d’exploitations surtout quand la conjoncture s’en mêle : en 2021, le résultat courant avant impôt (et donc rémunération salariée) a été négatif pour les exploitations porcines, prises dans le ciseau des prix de l’aliment (en hausse) et du porc (en baisse). Heureusement, dans nombre de cas la double activité ou bien l’existence dans le ménage d’un revenu non agricole permet la survie des exploitations.
La France demeure le premier producteur agricole européen avec une production en valeur en 2019 de 77 milliards d’euros, devant l’Allemagne et l’Italie (58 milliards d’euros chacune). Elle est le premier producteur européen de céréales, d’oléagineux, de viande bovine, le deuxième de sucre et de lait… Toutefois, l’excédent commercial agro-alimentaire n’a cessé de diminuer ces dernières années. A l’exportation, les points forts de la France demeurent les vins et alcools, les céréales et les produits laitiers. A l’inverse, des secteurs comme les fruits et légumes et, paradoxalement, la viande bovine sont de plus en plus déficitaires surtout si l’on prend en compte la transformation agro-alimentaire dans d’autres pays européens.
En réalité si on ne tient pas compte du secteur vins et alcools – qui appartient souvent à une autre logique agricole – l’agro-alimentaire français est désormais déficitaire. Une évolution est particulièrement inquiétante : entre 1999 et 2016, d’après les Comptes de la Nation, la part de la valeur ajoutée de l’agriculture dans la consommation alimentaire a diminué de 32 %. Sur la même période le poids des importations est passé de 24 % à 30 %.
Au-delà de ces chiffres, on ne peut que constater un véritable mal- être agricole en France. Tout ce qui avait été à la base du modèle agricole français de l’après-guerre, ce que Michel Debatisse, un des principaux dirigeants agricoles de cette époque, avait qualifié de « révolution silencieuse », tout cela se trouve remis en cause au quotidien, et parfois de manière violente : la moindre mare, la moindre retenue pour améliorer l’irrigation et mieux gérer la ressource en eau devient presque un lieu de guerre ; on attaque un train supposé transporter du soja pour l’alimentation animale afin de protester contre l’élevage hors-sol ; on envahit des élevages pour lutter pour le bien-être animal… Sympathique une fois par an au salon de l’Agriculture, l’agriculteur est devenu en quelques années un être nuisible et même ses productions sont critiquées car moins « naturelles », plus « comme avant », à l’origine même de maintes peurs alimentaires. Il ne reste au fond que la caricature du paysan cultivant comme il y a deux siècles, se réchauffant au coin de l’âtre en tirant sur sa pipe : une image que même José Bové sur le Larzac réfute !
Pour de très nombreuses exploitations, en particulier pour l’élevage, l’essentiel du résultat avant toute rémunération est assuré par des aides tirées des différents programmes européens, souvent fort complexes et contraignant les agriculteurs à de longues heures « aux chandelles » pour vérifier les conditionnalités environnementales de ces aides. C’est que la PAC a bien changé.
La nouvelle donne agricole européenne
On l’a un peu oublié mais si l’union Européenne est-ce qu’elle est aujourd’hui, une incontestable réussite malgré quelques limites institutionnelles, c’est que dès l’origine une politique européenne, un agir commun européen ont été mis en place : ce fut l’épopée de la Politique Agricole Commune, entamée par la célèbre conférence de Stresa en juillet 1958. L’idée était, rappelons-le, d’équilibrer pour la France ce que l’Allemagne gagnait sur le plan industriel avec ce « Marché commun ». Le principe de base de la PAC était celui de garantie de prix minima aux producteurs (et maxima aux consommateurs, donc de stabilité) sans limitations de quantités puisque l’Europe était alors globalement déficitaire, un déficit encore aggravé par l’adhésion du Royaume-Uni en 1973. Alignés sur les prix agricoles les plus élevés (ceux de l’Allemagne), les prix garantis institués à partir de 1962 étaient largement supérieurs aux prix mondiaux et furent un extraordinaire stimulant pour l’agriculture européenne. Celle-ci devint excédentaire et dès le début des années quatre-vingt, les stocks s’accumulèrent, le coût de la PAC qui absorbait l’essentiel du budget européen (mais c’était en fait la seule politique européenne) explosa et il fallut commencer à mettre des limites aux garanties de prix. Ce fut ainsi l’introduction des quotas laitiers en 1984. Mais l’Europe devenue exportatrice affrontait aussi les Etats-Unis sur les marchés mondiaux où on se battait à coups de subventions (baptisées « restitutions » à Bruxelles). L’agriculture fut le point majeur de blocage du cycle de négociation du GATT, débuté en Uruguay en 1986 et il fallut attendre cinq ans pour que les accords de Blair House entre les Etats-Unis et l’Europe permettent de débloquer l’Uruguay Round. L’Europe avait accepté alors de changer son fusil d’épaule : les prix agricoles européens étaient abaissés mais cette diminution était compensée par des aides directes. L’engrenage de multiples réformes de la PAC était lancé. En vingt-cinq ans tous les systèmes de garantie des prix disparurent : le dernier des règlements de marché de 1962, celui du sucre avec son système de quotas, disparut le 1er octobre 2017. L’Europe agricole passa ainsi du stable à l’instable, une véritable révolution culturelle pour les agriculteurs qui découvrirent pour certains d’entre eux l’univers des marchés à terme (le blé côté sur le MATIF, le Marché à terme international de France) et de la spéculation. Depuis – et cela nombre d’agriculteurs ont encore du mal à le comprendre – les prix européens sont dérivés des prix mondiaux, en y intégrant aussi les variations de change entre l’euro et le dollar. C’est le cas pour les céréales, le sucre, en partie pour les produits laitiers et les viandes. On est ainsi passé d’une économie administrée à une économie de marché.pour la France ce que l’Allemagne gagnait sur le plan industriel avec ce « Marché commun ». Le principe de base de la PAC était celui de garantie de prix minima aux producteurs (et maxima aux consommateurs, donc de stabilité) sans limitations de quantités puisque l’Europe était alors globalement déficitaire, un déficit encore aggravé par l’adhésion du Royaume-Uni en 1973. Alignés sur les prix agricoles les plus élevés (ceux de l’Allemagne), les prix garantis institués à partir de 1962 étaient largement supérieurs aux prix mondiaux et furent un extraordinaire stimulant pour l’agriculture européenne. Celle-ci devint excédentaire et dès le début des années quatre-vingt, les stocks s’accumulèrent, le coût de la PAC qui absorbait l’essentiel du budget européen (mais c’était en fait la seule politique européenne) explosa et il fallut commencer à mettre des limites aux garanties de prix. Ce fut ainsi l’introduction des quotas laitiers en 1984. Mais l’Europe devenue exportatrice affrontait aussi les Etats-Unis sur les marchés mondiaux où on se battait à coups de subventions (baptisées « restitutions » à Bruxelles). L’agriculture fut le point majeur de blocage du cycle de négociation du GATT, débuté en Uruguay en 1986 et il fallut attendre cinq ans pour que les accords de Blair House entre les Etats-Unis et l’Europe permettent de débloquer l’Uruguay Round. L’Europe avait accepté alors de changer son fusil d’épaule : les prix agricoles européens étaient abaissés mais cette diminution était compensée par des aides directes. L’engrenage de multiples réformes de la PAC était lancé. En vingt-cinq ans tous les systèmes de garantie des prix disparurent : le dernier des règlements de marché de 1962, celui du sucre avec son système de quotas, disparut le 1er octobre 2017. L’Europe agricole passa ainsi du stable à l’instable, une véritable révolution culturelle pour les agriculteurs qui découvrirent pour certains d’entre eux l’univers des marchés à terme (le blé côté sur le MATIF, le Marché à terme international de France) et de la spéculation. Depuis – et cela nombre d’agriculteurs ont encore du mal à le comprendre – les prix européens sont dérivés des prix mondiaux, en y intégrant aussi les variations de change entre l’euro et le dollar. C’est le cas pour les céréales, le sucre, en partie pour les produits laitiers et les viandes. On est ainsi passé d’une économie administrée à une économie de marché.
Les aides directes ont survécu mais au fil des réformes elles ont changé de nature : elles ne sont plus une compensation de la baisse des prix garantis (ni d’ailleurs des deficiency payments variables à l’américaine) mais elles sont de plus en plus conditionnées et verdies. Au fil des réformes qui se sont succédées, la dimension agricole a peu à peu reculé au profit d’une vision rurale et surtout environnementale au sens le plus large. Il est vrai que sur cette période le monde agricole a perdu beaucoup de son influence politique, y compris dans un pays comme la France. Au Parlement européen, les élus des différents partis « verts » sont beaucoup plus nombreux que les quelques députés proches du monde agricole et, souvent frustrés dans leur combat anti-nucléaire, ils ont fait des questions agricoles l’un de leur terrain de chasse favori.
Ceci a contribué à rendre plus compliquées les modalités d’attribution des aides directes : 13 règles d’éco-conditionnalité par exemple pour les paiements de base !
Le 1er janvier 2023 une nouvelle PAC entrera en vigueur, « une politique agricole plus juste, plus verte est davantage fondée sur les résultats » pour reprendre le jargon de la Commission. Ce sera le résultat de cinq années de navette et de trilogues qui ont certes sanctuarisé le budget de la PAC (47 milliards d’euros par an, soit un peu moins de 30 % du budget européen) mais qui ont contribué à en complexifier un peu plus les règles. Les objectifs en sont admirables : « stabiliser le revenu agricole, garantir l’approvisionnement des consommateurs à des prix raisonnables, accompagner la transition écologique ». Stabilisation, prix raisonnable, on trouve-là un peu du vocabulaire de la PAC de 1958 mais c’est bien là tout ce qu’il en reste. Aucune mesure de gestion des marchés n’a survécu, si ce n’est une réserve d’intervention relativement limitée. Il serait fastidieux de rentrer dans le détail des aides du premier et du deuxième pilier : aide de base au revenu, aide redistributive, éco-régimes, jeunes, petits agriculteurs… Le mode d’emploi en sera passionnant à décrypter. Mais la grande nouveauté est que les États vont récupérer quelques marges de manœuvre, une réponse habile aux critiques de centralisation bruxelloise excessive mais qui a plongé plusieurs États dans un certain désarroi. En effet dans nombre de capitales, à commencer par Paris, on avait pris la fâcheuse habitude de laisser à Bruxelles les décisions de politique agricole, quitte à les critiquer par la suite. Désormais chaque état membre devra présenter un Plan Stratégique National (PSN) qui fera l’objet d’ajustements en fonction des critiques éventuelles de la Commission. L’exercice est pour la première fois en cours au printemps 2022.
Mais toute l’ambiguïté actuelle est qu’à côté de cette nouvelle PAC 2023-2027, il existe un autre programme beaucoup plus radical. La partie agricole du Green Deal a été en effet adoptée par le Parlement européen de manière presque en catimini en 2021 et seule la guerre en Ukraine a pour l’instant retardé la publication des directives de la Commission relatives au programme From Farm to Fork (F2F, on ne parle plus qu’anglais à Bruxelles malgré le Brexit). F2F avec un horizon à 2030 est beaucoup plus radical en termes de contraintes : triplement des surfaces en agriculture bio pour atteindre 25 % de la surface agricole utilisée (SAU) ; passage de la jachère obligatoire de 3 % à 10 % des surfaces ; diminution de 50 % de l’utilisation des pesticides de synthèse, de 20 % de l’usage des engrais … Plusieurs études universitaires indépendantes (Kiel, Wageningen) ont estimé les conséquences de F2F à une diminution de 10 % à 30 % des productions agricoles européennes. L’UE deviendrait importatrice nette même dans le cas d’une conversion accélérée au véganisme. Cela étant, l’avenir de F2F est en suspens. La guerre en Ukraine a en effet ravivé un concept quelque peu oublié depuis les temps fondateurs de la PAC, celui de la sécurité alimentaire : la fermeture de la Mer Noire a mis en évidence la vulnérabilité européenne en terme de maïs et de tournesol et plus largement celle des prix européens à pareil accident géopolitique. Au-delà même c’est la question de la participation de l’Europe à la sécurité alimentaire mondiale qui s’est trouvée posée au moment où les factures d’importation de nombre de pays au Sud augmentaient dramatiquement. En catastrophe, la Commission a même autorisé la mise en culture de terres destinées à la jachère et cela sans incidence sur le niveau des paiements verts aux agriculteurs. Le devenir de F2F donnait en tout cas lieu en Europe au printemps 2022 à un véritable débat idéologique. Mais à vrai dire l’idéologie a toujours été présente dans les débats agro- écologiques européens et bien souvent la France a utilisé l’Europe pour exprimer sa propre radicalité. Ce fut le cas pour les OGM et plus récemment sur la question du glyphosate. Dans l’un et l’autre cas l’immense majorité des études scientifiques ont conclu à l’absence de conséquences négatives notamment sur la santé humaine. L’absence de consensus européen a empêché que se dégage une véritable ligne européenne et chaque pays a adopté ses propres dispositions, les plus radicales et « politiquement correctes » étant celles de la France.
En ce qui concerne la politique agricole européenne, il reste donc quelques marges de manœuvre pour les années à venir mais celles-ci sont limitées et de plus en plus, en réalité, il va falloir avoir à nouveau en France une politique agricole.
Une politique agricole pour la France
La création de l’Office du Blé en août 1936, au cœur des mesures prises par le Front Populaire, marque en France le début de l’intervention publique sur les marchés agricoles, un choix qui transcenda les régimes politiques, de Vichy à la reconstruction de l’après-guerre puis à toutes les tentatives qui aboutiront à la PAC. Sa mise en place permit l’accélération de la modernisation de l’agriculture française symbolisée par les célèbres loi Pisani. Depuis, comme on l’a souligné, l’essentiel des efforts français s’est porté sur la préservation de la PAC et bien souvent sur les combats d’arrière garde sans que se fasse jour de véritable « projet » pour l’agriculture française. Au contraire celle-ci a souvent été prise comme variable d’ajustement lors de débats plus vastes comme ceux qui ont présidé au Grenelle de l’environnement.
Les politiques en France ont toujours hésité en ce qui concerne l’agriculture entre l’image du passé et d’un monde d’avant à préserver, voire à réinventer et celle de la modernité avec toutes les peurs et les incompréhensions qu’elle induit. Ajoutons à cela les réticences traditionnelles en France (mais beaucoup plus marquées que dans le reste de l’Europe) vis-à-vis des marchés agricoles et de leur instabilité, les difficultés rencontrées aussi au long des filières avec l’industrie et la distribution qui font des négociations annuelles de prix un long calvaire malgré l’avalanche de textes et de règlements qui les encadrent. L’exercice lancé sur le précédent quinquennat des États Généraux de l’Alimentation (Egalim), s’il a été bienvenu, a montré ses limites à transformer des mentalités et bien des incompréhensions demeurant en France entre l’agriculture et la société.
Dans un pays comme la France, dont la densité de population reste faible et dont des régions entières sont guettées par des risques de désertification, les fonctions de l’agriculture s’articulent autour du binôme du « produire » et de « l’être ».
La production agricole revêt de multiples facettes et il n’y a pas de bonne et de mauvaise agriculture. Chaque exploitation est un cas unique en fonction de sa localisation, de ses sols, des hommes et des femmes qui les mettent en valeur, des opportunités et de leurs capacités. L’accent mis ainsi sur la « bonne » agriculture bio peut mener à des impasses dans la mesure où la demande effective pour les produits bio a manifestement trouvé ses limites. Par contre l’adoption de pratiques agroécologiques en agriculture conventionnelle ouvre de plus larges perspectives, celle d’une agriculture de précision alliant à la fois modernité des pratiques culturales et respect des équilibres naturels. Il y a certes d’innombrables « niches » à exploiter (appelations, circuits courts, transformation à la ferme…) mais celles-ci sont par nature limitées tant par la géographie que par la demande des consommateurs. La production « de masse », celle des grandes commodités agricoles, demeure essentielle pour nourrir les Hommes à la fois en France, en Europe et dans le monde. Le défi alimentaire reste le défi majeur de ce siècle et il serait absurde que la France s’en retire par une sorte de passéisme vert. L’entretien du potentiel agronomique français demeure essentiel dans un souci tant de conservation que de développement.
L’autre grande fonction de l’agriculture c’est « d’être », de marquer la présence de l’homme sur un territoire. Lorsque l’agriculture disparaît, c’est le travail de générations qui s’efface en quelques années (la forêt qui la remplace parfois est d’ailleurs un autre problème français). Mais cette présence agricole on ne peut la figer dans le temps et demander aux agriculteurs d’être des sortes de gardien d’« éco-musées » ruraux entretenant la nostalgie des citadins. Il faut au contraire en accepter les évolutions surtout lorsque celles- ci sont rendues nécessaires par le changement climatique.
Ces deux fonctions de l’agriculture impliquent des approches différentes mais complémentaires de la part des pouvoirs publics sachant qu’il demeurera toujours une certaine ambiguïté entre les échelons européens, nationaux, voir régionaux.Ces deux fonctions de l’agriculture impliquent des approches différentes mais complémentaires de la part des pouvoirs publics sachant qu’il demeurera toujours une certaine ambiguïté entre les échelons européens, nationaux, voir régionaux.
En ce qui concerne la production, c’est bien sûr la question des prix agricoles qui est essentielle. Le retour à la stabilisation du temps de la première PAC est impossible et il est futile d’en rêver. Par contre la solution de la contractualisation peut apporter aux producteurs qui le souhaitent un minimum de garantie sur les périodes à venir.
Chaque production est bien entendu différente. Pour les grandes cultures, l’existence de marchés dérivés permet aux producteurs s’ils le souhaitent d’anticiper plusieurs campagnes. Pour les productions animales, la contractualisation permettrait au moins de fixer des fourchettes de prix. Mais la notion de contrat est avant tout fondée sur la confiance au sein des filières et celle-ci, malheureusement, ne se décrète ni ne se règlemente. Les récentes loi Egalim ont mis en place des dispositifs de suivi des coûts de production. Mais la réalité des prix de marché, soumis à la logique de l’offre et de la demande est toute autre. Aux États-Unis, dans un contexte différent on s’appuie sur un système largement subventionné d’assurances agricoles. Une assurance sur le chiffre d’affaires (ou sur la marge) pour certaines activités d’élevage ou des cultures spécialisées mériterait l’attention d’autant plus qu’elle ne contreviendrait pas à la ligne bruxelloise.
Il y a par contre une mesure – relativement simple – qui permettrait aux entreprises agricoles de mieux gérer l’instabilité des prix : ce serait de pouvoir disposer des provisions pour instabilité des prix comme la plupart des entreprises en France en ont la possibilité en étalant leurs résultats sur plusieurs exercices. Ceci éviterait la tentation dans les périodes « fastes » de réaliser des investissements en matériel dans le seul but de dégager des amortissements. Dans un contexte d’instabilité généralisée, l’existence d’une telle provision permettant de lisser les résultats serait une mesure de bon sens, qui s’est toutefois toujours heurtée à l’hostilité de l’administration des finances. Le mécanisme en a certes déjà été acté sur le principe mais l’inventivité administrative et fiscale française en a considérablement limité la portée pour l’instant.
Mais c’est bien sûr le volet des aides directes, celles qui rémunèrent l’agriculteur pour ses « externalités positives » pour reprendre le jargon des économistes, qui est et qui restera le plus important. Répétons-le, celles-ci sont légitimes. À l’origine elles étaient censées compenser des baisses de prix décidées lors des premières réformes de la PAC. Cette notion de compensation n’a plus lieu d’être. Les aides sont aujourd’hui totalement déconnectées des prix et de leur niveau mais, au fil du temps, elles sont devenues de plus en plus conditionnalisées à l’accumulation de mesures dont la relation à la réalité du terrain peut laisser parfois rêveur.
S’il fallait rêver justement, on imaginerait un contrat direct entre l’agriculture et la société prenant en compte les caractéristiques de l’exploitation, son projet, sa localisation, la nature de ses sols, les contraintes à supporter. Sur le terrain on sait que chaque exploitation, chaque entreprise, chaque modèle familial est une histoire différente. En France, on avait essayé à la fin du XXe siècle de mettre en place de pareils contrats, les contrats territoriaux d’exploitation (CTE), en sous-estimant toutefois les moyens requis (alors même que l’on démantelait peu à peu les DDA, directions départementales de l’Agriculture, fondues dans les DDT, directions départementales des territoires). L’idée était pourtant excellente : celle d’un guichet unique pour toutes les aides existantes, mais en les calibrant aux besoins réels et cela dans une optique de pérennisation de l’exploitation.
Elle mériterait d’être reprise, la fonction de contrôle cédant alors le pas au conseil et au dialogue en retrouvant aussi un niveau d’administration au plus proche du terrain. La stratégie F2F de la Commission est au contraire l’exemple type des démarches « top-down », parfaitement en ligne d’ailleurs avec le génie bureaucratique français, pouvant déboucher sur des résultats catastrophiques et contre-intuitifs pour les territoires agricoles. C’est l’agriculteur qui est au quotidien au contact du vivant.
La chance d’une certaine renationalisation de la politique agricole doit être saisie non pas pour défendre un ultime « pré carré » mais pour donner de la cohérence à ce qui est – trop souvent – un éparpillement des ressources. Elle intervient à un moment de mutations technologiques majeures permettant de réconcilier agriculture de précision, agro écologie et objectifs environnementaux.
Mais au fond, la vraie question n’était-elle pas de se mettre au préalable d’accord sur les objectifs à donner à l’agriculture en France ?
Quel projet agricole ?
À l’encontre de ceux qui imaginent une agriculture repliée sur elle- même, livrant des régions entières à la désertification et se limitant à quelques productions dûment labellisées, la principale fonction de l’agriculture reste de produire pour une demande, nationale et internationale, et donc pour le marché avec tous les risques, en termes d’instabilité, que cela implique. L’agriculteur est aussi un producteur de services, certains marchands (l’agro-tourisme par exemple), d’autres qui ne le sont pas directement et qui peuvent aussi entrer dans une logique contractuelle. À partir de là tout est une question de moyens et puis aussi de tuyauteries pour éviter de transformer la politique agricole en une usine à gaz (et de ce point de vue le millefeuille administratif français en est le triste exemple à ne pas suivre).
Mais au fond, il est bon qu’il y ait encore en France des débats sur l’agriculture. Le drame serait qu’il puisse ne plus y en avoir au fil du vieillissement des populations et de la déprise agricole. L’agriculture en France n’a plus guère de poids politique si ce n’est encore un peu symbolique. Elle reste pourtant par son ancrage un des piliers d’une société française de plus en plus fracturée. Avoir un projet agricole en France, c’est aussi avoir un projet pour la France.