Repenser les fondements de la protection sociale en France. Voilà un autre chantier identifié pour éclairer le débat économique de la campagne pour les élections 2022, présidentielle et législatives. Question simple : quel est l’avenir du système de protection sociale qui a permis aux Français d’amortir les soubresauts de la seconde moitié du XXe siècle ?
S’il regrette que le débat ne soit pas au cœur de la campagne électorale, l’auteur de cette note n’en reste pas au constat. Spécialiste de l’assurance, Philippe Trainar, suggère cinq pistes de réflexion autour des enjeux primordiaux à ses yeux : impératif élargissement du champ de la couverture sociale ; nécessaire séparation des assurances et de la redistribution ; inefficacité relative de la dépense sociale ; nécessaire retour à l’équilibre des comptes déficitaires ; amélioration de la gouvernance du système.
D’évidence, l’assurance suppose un effort de prévention des risques. Comment répondre aux défis croissants des risques climatiques, géopolitiques et sanitaires, entre pandémie et vieillissement de la population ? Le chantier de la protection sociale doit répondre à l’urgence politique. Voici quelques pistes, sans parti pris.
Notre système de protection sociale s’est créé au gré des revendications économiques, des conflits sociaux et des élections nationales. Sa croissance s’est faite de façon additive sans que l’articulation des différents éléments qui constituent l’ensemble n’ait fait l’objet de réflexion approfondie. L’urgence politique, qui ne saurait par définition s’embarrasser de contraintes économiques, sociales ou institutionnelles, a été à l’origine de l’essentiel de cette construction. Les élections présidentielles, et législatives, de 2022 ne dérogent pas à la règle. Mais, l’absence de débat ouvert sur le sujet, les références révérencieuses au programme de la résistance et, peut-être plus que tout, la crainte générale d’ouvrir une boîte de pandore ne nous ont pas aidés à ouvrir un débat sérieux sur le sujet.
Certains feront valoir que nous n’avons plus les mentors visionnaires à l’origine de ce système et qu’en posant des questions trop crues nous ferions fausse route et nous poserions des questions que nous sommes incapables de gérer politiquement. La révérence que nous devons à ce système de protection sociale, qui nous a permis de traverser le chaos de la seconde moitié du 20ième siècle, n’a probablement rien à craindre de la réouverture de la porte de l’effort critique à un moment où le doute sur sa soutenabilité se répand insidieusement dans la société française. Hormis Denis Kessler et Jean-Hervé Lorenzi, peu d’experts compétents osent lever le voile d’ignorance pudiquement jeté sur notre protection sociale au nom de la solidarité.
Il faut donc regretter que le débat sur la protection sociale ne soit pas au centre de la campagne électorale. Essayons dans les lignes qui suivent d’introduire ce débat. Un examen attentif met en évidence cinq défis principaux. Le premier défi de la protection sociale française concerne les trous résiduels dans la couverture sociale, qu’il faudrait rapidement combler. Ce n’est probablement pas le plus difficile des défis à relever mais il se heurte à une procrastination générale. Le deuxième défi concerne la nécessaire séparation des assurances sociales et de la redistribution sociale, dont l’imbrication réduit l’efficacité des deux. C’est un défi délicat que personne n’ose regarder en face. Nous le ferons pour une fois. Le troisième défi concerne l’inefficacité relative de la dépense sociale. C’est aussi un défi délicat car il menace toujours de tourner à la guerre civile. Le quatrième défi a trait au retour à l’équilibre des
Les débats autour de cette exception française prennent des allures de débat théologique, terre d’élection de l’affrontement entre le bien et le mal. Enfin, le cinquième défi porte sur l’amélioration de la gouvernance de la protection sociale, gouvernance qui est aujourd’hui source de confusion. Exactement le sujet dont personne n’a envie de discuter car il ne vous fait que des ennemis. Ces défis, si on veut vraiment les adresser, imposent d’effectuer des choix et d’arbitrer au sein de la protection sociale, de recaréner celle-ci à intervalles réguliers en remettant en cause des droits devenus obsolètes pour pouvoir en créer de nouveaux.
Compléter le champ couvert par la protection sociale
Même si ce n’est pas toujours de façon cohérente, en dépit de sa conception extrêmement centralisée, la protection sociale française couvre un champ extrêmement vaste. Il serait donc particulièrement incongru de se lamenter sur l’ampleur des trous dans la couverture sociale française quand notre couverture sociale est probablement l’une des plus large au monde. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est complète. Parmi les trous qui subsistent, l’un d’entre eux mérite une attention particulière : la dépendance des plus âgés.
Avec l’allongement de la durée de vie aux âges élevés et l’éloignement des enfants, la question de l’autonomie des personnes âgées devenues dépendantes s’est imposée dans les débats sociaux. Cette question est reposée à chaque grande élection nationale depuis le début des années 90, elle donne à chaque fois lieu à la promesse d’une cinquième branche de la sécurité sociale, qui est à chaque fois enterrée par la suite. Pis, la promesse récurrente d’une cinquième branche de la sécurité sociale dédiée à la dépendance génère un cercle vicieux : elle dissuade en effet les ménages de souscrire une couverture privée contre la dépendance (pourquoi acquérir une couverture onéreuse quand l’État vous promet une couverture quasi-gratuite ?), ce qui conduit les rapports administratifs récurrents rédigés sur le sujet à conclure invariablement sur la défaillance de l’offre privée et sur la nécessité de lui substituer une offre publique, i.e. une cinquième branche de la sécurité sociale. Curieusement, la reproduction systématique du même scénario à chaque élection depuis le début des années 90 n’a jamais incité les experts à se demander si le problème ne résidait pas dans la solution promise que dans la prétendue défaillance du marché. De fait, la question de la dépendance est posée par l’État en des termes similaires à ceux de la retraite et / ou de la santé alors qu’elle devrait être posée en des termes radicalement différents.
C’est tout d’abord le besoin social qui est déterminant pour la dépendance quand c’est l’âge qui l’est pour la retraite et la maladie pour la santé. Ensuite, le déclin de la capacité à générer ses propres ressources avec l’âge est objectif quand la notion dépendance est largement sociale et potentiellement subjective : quand nos grands-parents étaient accueillis chez leurs enfants, la question de la dépendance n’existait tout simplement pas ; c’est la décohabitation et l’éloignement géographique, deux phénomènes sociaux nouveaux, qui ont créé le problème de la dépendance. Enfin, on ne voit pas très bien le sens économique de demander à des jeunes de 25-30 ans de participer au financement de la dépendance dans le cadre d’une cinquième branche de la sécurité sociale et de leur appliquer le principe d’équité intergénérationnel que l’on applique au financement des retraites, sachant que, sur la base des modalités actuelles de départ à la retraite et des statistiques actuelles de longévité, ils n’ont qu’une probabilité de 6% de devenir dépendant, dans des conditions dont il n’est même pas sûr qu’elles imposent des dépenses dépassant leurs capacités financières.
Limiter la solidarité aux seuls retraités serait largement suffisant. La base de mutualisation, en application des règles actuelles, serait très large puisqu’elle conduirait à faire financer 1 personne dépendante par 25 retraités non-dépendants (on rappelle qu’en matière de retraite, on trouve normal qu’un retraité soit financé par 1,7 actif). Mais surtout, elle permettrait d’éviter un effet d’aubaine trop prononcé en faveur des baby-boomers, qui sinon ne cotiserait qu’à la toute dernière minute, marginalement donc, pour bénéficier d’une couverture dépendance intégrale… le dernier parmi les nombreux holdups des baby-boomers, juste avant de descendre dans la tombe.
Mais, la Covid-19 doit aussi nous inciter à repenser ce que l’on entend par dépendance. Actuellement, la petite dépendance (GIR 3 et 4), dont le coût financier est en général supportable pour la plupart des personnes concernées, représente le gros des effectifs bénéficiaires de l’Allocation Personnalisée d’Autonomie (APA), soit les deux tiers, alors que la dépendance sérieuse et la grande dépendance, dont le coût financier correspond à un risque important pour le budget des familles concernées, ne représentent que le tiers des effectifs bénéficiaires de l’APA. On voit là le problème posé par la couverture de l’APA : on y mélange un risque qui n’en est pas vraiment un et qui est peu coûteux au niveau individuel (le coût d’une aide-ménagère) mais qui constitue néanmoins un bon motif politique de redistribution, avec un risque qui en est vraiment un et qui est très coûteux (Alzheimer notamment) mais dont l’Etat va néanmoins plafonner la prise en charge dans le cadre de l’APA afin d’en limiter le coût pour les finances publiques. La logique assurantielle de l’APA est inexistante tandis que sa logique politique est évidente.
On attend donc toujours la mise en place d’une vraie assurance dépendance. Celle-ci devrait tout d’abord être vraiment assurantielle, c’est-à-dire couvrir un vrai risque substantiel, et pour cela elle devrait se concentrer sur le risque correspondant à GIR 1 et 2 (le niveau 3 pourrait éventuellement faire l’objet d’une discussion et d’une prise en charge marginale, inférieure à la prise en charge actuelle). De plus, elle devrait limiter le champ de la mutualisation aux seuls retraités, ce qui lui permettrait de ne pas obérer le coût du travail ou le pouvoir d’achat des actifs. En outre, comme le risque pour les nouveaux retraités est lointain, il y aurait avantage à ce que le régime fonctionne en capitalisation plutôt qu’en répartition, cela permettrait d’une part de réduire le montant de la prime en fonction du rendement du capital, d’autre part de s’assurer que chacun a payé sa juste part, notamment la première génération d’assurés. Pour cette première génération, l’État pourrait naturellement mettre en place un mécanisme de soutien ciblé sur les moins fortunés qui n’auraient pas eu le temps de cotiser suffisamment. L’État pourrait éventuellement dessiner un mécanisme d’incitation pour les retraités les moins fortunés pour lesquels la prime d’assurance serait perçue comme trop onéreuse. Ces deux mécanismes de redistribution présenteraient l’intérêt d’être ciblés sur ceux qui n’ont pas eu la possibilité ou les moyens de s’assurer, tout en incitant les autres à s’assurer correctement.
Séparer les assurances sociales de la redistribution sociale
Assurance et redistribution sont souvent confondues, pour être opposées ou substituées. Certes, assurance et redistribution présentent formellement des points communs : elles visent toutes deux à compenser les malheurs de l’existence ; elles organisent des transferts financiers entre ceux qui n’ont pas subi de sinistre, implicitement la très grande majorité, et ceux, peu nombreux, qui en ont été victime ; elles financent ces transferts au bénéfice de quelques-uns par une contribution de montant faible, répartie sur tout le monde. Mais, là s’arrête les similitudes et, pour le reste, tout sépare l’assurance de la redistribution. En fait, l’assurance et la redistribution renvoient à des logiques économiques opposées qui devraient conduire à séparer institutionnellement les assurances sociales de la redistribution sociale.
Tout d’abord, l’assurance est un acte de prévoyance. Pour être protégé, il faut avoir effectué une démarche préalable volontaire, en souscrivant un contrat d’assurance qui permet de se couvrir par anticipation des conséquences, notamment financières, des risques. A l’opposé de l’assurance, la redistribution ne repose pas sur la prévoyance. Elle se fait même souvent un devoir de couvrir l’imprévoyance, sur la base de l’argument que l’on ne peut imposer une double peine aux victimes à raison de leur imprévoyance passée. L’assurance suppose un certain effort de prévention des risques. L’assureur fixe en effet son tarif en supposant un comportement de prévention normal de la part de l’assuré. Ce comportement de prévention est partie intégrante du contrat. La redistribution n’impose rien de tel. Elle se fait même un devoir de couvrir l’absence de prévention, toujours sur la base de l’argument que l’on ne peut imposer une double peine aux victimes, à raison de leur absence de prévention. L’assurance suppose de bien connaître l’exposition de l’assuré au risque de façon à discriminer et à tarifer correctement la couverture proposée en proportion de cette exposition. Cette règle résulte non point du comportement de l’assureur mais de celui de l’assuré qui refuse de payer une prime plus élevée au seul motif qu’un autre assuré serait, consciemment et volontairement, plus exposé au risque que lui. La modulation du tarif en fonction de l’exposition au risque est d’autant plus importante qu’elle joue un rôle clé dans l’incitation à la prévention. A l’opposé, la redistribution ne prend jamais en considération le degré d’exposition au risque des bénéficiaires. A la limite, elle fait de l’antisélection en se concentrant sur les expositions au risque les plus élevées. L’assurance ne proportionne pas ses primes à la fortune de l’assuré, sauf à ce que l’ampleur du préjudice subi en cas de sinistre soit lui-même proportionnel à la fortune de l’assuré. A l’inverse, la redistribution proportionne systématiquement son financement à la capacité contributive des citoyens. Enfin, si l’assurance couvre parfois le risque de perte d’activité de l’assuré, notamment en assurance emprunteur, il n’en demeure pas moins que de façon générale l’activité de l’assuré n’est pas rectrice dans l’acte d’assurance. A l’inverse, la redistribution doit, quelles que soient les circonstances, prendre garde à ne pas inciter à l’inactivité car cela aurait pour conséquence d’atrophier sa base de financement et de grossir sa base de prestation.
degré d’exposition au risque des bénéficiaires. A la limite, elle fait de l’antisélection en se concentrant sur les expositions au risque les plus élevées. L’assurance ne proportionne pas ses primes à la fortune de l’assuré, sauf à ce que l’ampleur du préjudice subi en cas de sinistre soit lui-même proportionnel à la fortune de l’assuré. A l’inverse, la redistribution proportionne systématiquement son financement à la capacité contributive des citoyens. Enfin, si l’assurance couvre parfois le risque de perte d’activité de l’assuré, notamment en assurance emprunteur, il n’en demeure pas moins que de façon générale l’activité de l’assuré n’est pas rectrice dans l’acte d’assurance. A l’inverse, la redistribution doit, quelles que soient les circonstances, prendre garde à ne pas inciter à l’inactivité car cela aurait pour conséquence d’atrophier sa base de financement et de grossir sa base de prestation.
L’opposition conceptuelle entre l’assurance et la redistribution devrait induire des différences organisationnelles importantes. Depuis longtemps, les économistes ont appelé l’attention des gestionnaires sur les risques de recourir à un instrument unique pour gérer plusieurs objectifs à la fois. Pour l’avenir, il serait donc souhaitable de séparer institutionnellement les deux objectifs d’assurance sociale et de redistribution, en jugeant chacune des institutions prise séparément en fonction de sa capacité à réaliser l’objectif unique qui lui a été affecté. Ce qui veut dire que la Sécurité Sociale devrait être gérée dans une perspective L’opposition conceptuelle entre l’assurance et la redistribution devrait induire des différences organisationnelles importantes. Depuis longtemps, les économistes ont appelé l’attention des gestionnaires sur les risques de recourir à un instrument unique pour gérer plusieurs objectifs à la fois. Pour l’avenir, il serait donc souhaitable de séparer institutionnellement les deux objectifs d’assurance sociale et de redistribution, en jugeant chacune des institutions prise séparément en fonction de sa capacité à réaliser l’objectif unique qui lui a été affecté. Ce qui veut dire que la Sécurité Sociale devrait être gérée dans une perspective
Ce qui ne veut pas dire que dans certains cas, des partenariats entre l’État-redistributeur et l’État-assureur ne seraient pas utiles et fructueux. Mais il devrait être laissé à la discrétion des institutions concernées afin d’éviter toute contrainte contre-productive. Il ne faut toutefois pas se masquer le fait que l’inclination naturelle de l’Etat en faveur la redistribution rend extrêmement difficile la gestion des partenariats. L’Histoire montre ainsi comment le partenariat relativement simple entre assurance sociale et redistribution qu’incarnait initialement la Sécurité Sociale, avec des cotisations redistributives et des prestations assurantielles, a dérapé au cours du temps pour ne plus devenir qu’une vaste pompe à redistribution, des deux côtés de son compte de résultat.
Accroître l’efficacité des assurances sociales
La Sécurité Sociale au sens large du terme (i.e. maladie, accident du travail, famille et vieillesse de tous les régimes de base) présentait un déficit de près de 40 Mds€ en 2020 et de 35 Mds€ en 2021, et on s’attend à un déficit d’au moins 20 Mds€ en 2022. Mais, ce déficit est sous-estimé car il intègre des subventions d’équilibre explicites ou implicites, sans lesquelles le déficit serait 30 Mds€ plus élevé. Schématiquement, ce déficit « corrigé » de la Sécurité Sociale se partage entre la maladie et la vieillesse. Sachant que la maladie et la vieillesse, y compris perte d’autonomie, représentent 89% des prestations versées par la Sécurité Sociale au sens large du terme, il en résulte que c’est sur ces dépenses qu’un effort de maîtrise serait bienvenu. Sur la vieillesse, y compris perte d’autonomie, cet effort pourrait transiter à court terme par plus de flexibilité.
En matière de vieillesse, la situation actuelle était parfaitement prévisible dès le début des années 80. Un article de Denis Kessler et Dominique Strauss-Kahn, rédigé à l’époque, alertait déjà sur les problèmes de financement qu’allait poser le vieillissement prévisible de la population française. L’abaissement de l’âge de la retraite, l’extension du champ de la couverture vieillesse et le ralentissement de la croissance économique par tête n’ont fait qu’aggraver le problème. Aujourd’hui, les problèmes de l’assurance vieillesse pour les 25 prochaines années sont parfaitement identifiables avec une quasi-certitude, à législation inchangée. Seules la guerre et les fluctuations sanitaires pourraient en modifier les contours. Or, sachant que la démographie et la longévité échappent totalement à notre contrôle, les variables qui déterminent la soutenabilité de l’assurance vieillesse sont peu nombreuses et leurs effets sont strictement mécaniques. Il s’agit principalement des quatre variables suivantes : le niveau des pensions, le taux des cotisations sociales, l’âge de départ à la retraite et le niveau d’activité des adultes (le niveau d’activité s’entend au sens large du terme et, hormis l’âge de départ à la retraite, il recouvre les trois variables suivantes : l’âge d’entrée sur le marché du travail, le taux d’emploi des adultes, la durée du travail). Pour piloter correctement et équitablement l’assurance vieillesse, il est nécessaire de disposer de suffisamment de flexibilité au niveau de ces quatre variables car, selon la nature du problème, c’est l’une ou l’autre des variables qu’il est optimal de manipuler.
Quelques « ayatollahs » pensent qu’il ne faut manipuler que les taux de cotisation, en l’occurrence pour les augmenter. Le problème est que l’assurance vieillesse fonctionne depuis Vichy en répartition intégrale et qu’en répartition, il n’y a pas de contrat opposable à la puissance publique dont les décisions doivent pouvoir varier en fonction des majorités politiques. Certains experts évoquent bien un pacte intergénérationnel, entre actifs et retraités, qui résulterait d’une pratique continue mais, en démocratie, la pratique, même continue, ne saurait contraindre le législateur. En outre, la répartition vise intrinsèquement à faire partager le sort des actifs aux personnes protégées, en l’occurrence les retraités. On ne voit pas pourquoi, ce lien devrait toujours fonctionner en faveur des retraités aux dépens des actifs. Le « pacte intergénérationnel » ne saurait être un pacte asymétrique.
En répartition, les fluctuations conjoncturelles de l’activité et les modifications de la croissance tendancielle ne peuvent, en soi, justifier des hausses de cotisations sociales vieillesse. Dans ces situations, sauf cas exceptionnels, c’est le niveau des pensions, et non les cotisations sociales, qui doit constituer la variable d’ajustement pour assurer le partage de sort entre actifs et retraités. A l’inverse, lorsque les problèmes de l’assurance vieillesse proviennent d’une baisse de la durée de travail des actifs, quelle qu’en soit la forme (entrée plus tardive sur le marché du travail ou réduction de la durée hebdomadaire du travail), il est optimal que le trou financier induit par cette baisse soit couvert par une baisse du niveau des pensions, surtout celui des futurs pensionnés. Si les problèmes de l’assurance vieillesse sont imputables à une baisse de l’âge de la retraite, il est optimal que la charge induite pour l’assurance vieillesse soit partagée entre une hausse des cotisations et une baisse du niveau des pensions pour les nouveaux entrants. Enfin si les problèmes de l’assurance vieillesse résultent de l’allongement de la durée de vie aux âges élevés, il est clair que, dans un système par répartition, il faut soit relever l’âge de départ à la retraite, soit baisser le niveau des pensions en cours. En tout état de cause, le relèvement des cotisations sociales ne saurait être considéré comme un moyen normal de retour à l’équilibre en raison de ses effets désastreux, et coûteux socialement, sur l’emploi et sur le chômage. Rappelons qu’il est aussi possible d’accroître les degrés de liberté du système d’assurance vieillesse, et donc la flexibilité de ce système, au-delà des quatre variables susmentionnées, en introduisant de la capitalisation.
Sur la maladie, des réformes plus structurelles, notamment l’ouverture à la concurrence, sont nécessaires. L’assurance maladie des accidents du travail est d’ores et déjà largement ouverte à la concurrence, pour le plus grand bénéfice des accidentés du travail. Son ouverture à la concurrence n’a pas résulté d’une décision administrative mais de la jurisprudence des tribunaux qui ont progressivement accru le montant des indemnités versées aux accidentés du travail au-delà des plafonds d’indemnisation de la Sécurité Sociale. Rappelons que les tribunaux ont traditionnellement joué un rôle moteur dans l’ouverture des différents secteurs à la concurrence. Aujourd’hui, l’essentiel de l’indemnisation des accidents du travail relève de l’assurance privée concurrentielle. On ne peut exclure qu’un jour, un tribunal n’accepte la requête d’un assuré qui se plaindra de l’indemnisation insuffisante de ses dépenses de santé, dans l’hypothèse de dépassements du tarif de la Sécurité Sociale par exemple. Ce jour-là l’assurance maladie de base s’ouvrira de facto à la concurrence. Mais, pourquoi attendre une décision de justice probablement inéluctable ? La contestabilité des marchés et la concurrence sont des gages d’innovation, de gains de productivité, de réductions des coûts, de revalorisation des rémunérations et d’amélioration du bien-être.
Dans un cadre concurrentiel, la caisse d’assurance maladie pourrait négocier la quantité et la qualité des soins ainsi que leurs tarifs avec les hôpitaux et les médecins, et orienter les assurés en conséquence de façon à optimiser le rapport qualité-prix de ces soins. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que l’ouverture à la concurrence n’implique pas l’ouverture à la concurrence du privé. Tous les travaux économiques empiriques ont montré qu’il suffit d’aménager de la concurrence au sein du secteur public lui-même, sans recours au secteur privé, pour que les effets bénéfiques de la concurrence se fassent clairement sentir.
Ramener les comptes sociaux à l’équilibre financier
Quand notre système de protection sociale a commencé à s’endetter au début des années 90, ce devait être temporaire, chacun s’accordant à penser que, par construction, la protection sociale devait être à l’équilibre. La réalité a été toute autre, car l’institution et les pouvoirs politiques successifs ont pris goût à cet endettement. La dette consolidée brute des administrations de Sécurité Sociale, au sens de la comptabilité nationale et du traité de Maastricht, qui inclut tous les régimes obligatoires (dont l’UNEDIC, les régimes complémentaires de vieillesse, le FSV et les régimes de retraite des fonctionnaires) s’est établie à près de 300 Md€, soit 13% du PIB. Le problème tient au fait que les administrations de Sécurité Sociale n’ont dégagé de solde positif qu’une année sur trois au cours des trente dernières années et que le déficit est devenu une situation quasi-pérenne dans les hôpitaux. La dette est donc devenue une des modalités normale et pérenne de financement de la protection sociale française. Seule l’Espagne en Europe présente une situation similaire.
Or, un système d’assurance sociale fonctionnant en répartition n’a pas vocation à recourir à l’emprunt, tout au moins dans sa partie assurantielle. Tout d’abord, l’emprunt ne constitue pas une modalité normale de financement de l’assurance. L’assuré recours à l’assurance pour couvrir le coût des risques qui sont de nature à dépasser la capacité financière de son épargne personnelle. En se finançant partiellement par emprunt, les assurances sociales substituent un mécanisme d’épargne au mécanisme d’assurance, modulo une contrainte de redistribution. Cette « tuyauterie » ne présente aucun intérêt économique car le recours direct à l’épargne combiné à de la redistribution fiscale permettrait d’économiser les coûts d’intermédiation des assurances sociales. En outre, l’emprunt ne constitue pas une modalité normale de financement de la répartition. Comme on l’a vu plus haut, la répartition, qui finance les dépenses d’assurances sociales de l’année à partir des recettes financières de l’année, vise à aligner la capacité financière des assurances sociales sur la capacité financière des actifs au cours de la même année. En d’autres termes, la générosité de la protection sociale doit être proportionnée à la fortune des actifs. Si la fortune des actifs se dégrade, il est normal que, dans un régime par répartition, contrairement à un régime par capitalisation, la fortune des bénéficiaires des prestations sociales suive la fortune des actifs. Certains experts feront valoir qu’en plaçant la dette sociale auprès d’investisseurs étrangers, on contourne cet obstacle. Mais, il faut tout de suite ajouter qu’on le contourne en l’aggravant sous la forme d’un « Ponzi game ». Le placement de la dette sociale auprès des investisseurs étrangers donne un sentiment de bien-être illusoire quand tout va bien, c’est-à-dire quand on n’en a pas besoin, ce qui incite à la dépense, et elle accroît les difficultés quand tout va mal, c’est-à-dire quand on en aurait éventuellement besoin. A terme, ce qui devait servir à mener des politiques contracycliques finit par imposer des politiques procycliques désastreuses, au niveau des assurances sociales.
Soulignons toutefois, que ce qui vaut pour les assurances sociales, ne vaut pas nécessairement pour la redistribution dont la logique économique suit celle de l’État régalien. Il est donc clairement envisageable de financer des dépenses d’aide sociale par l’emprunt dans une perspective de régulation keynésienne de la conjoncture. Cela suppose naturellement un minimum de flexibilité des finances publiques et de détachement par rapport aux clientélismes, dans la mesure où le retour à bonne fortune économique devrait s’accompagner d’un remboursement des emprunts concernés. A défaut, la redistribution, comme l’État, sera tentée de s’installer dans le déficit, et la croissance de son endettement évincera forcément le financement de l’investissement, public et privé.
Il est donc impératif de réduire la dette sociale afférente aux assurances sociales. Cette dette est non seulement anti- économique mais elle fait aussi peser un risque financier grave sur les assurances sociales. On ne l’affermira jamais assez, les finances des assurances sociales doivent être constamment à l’équilibre. C’est dans la logique financière de l’assurance et de sa gestion actif-passif. Il n’y a aucune raison que ce qui s’impose aux assureurs privés ne s’impose pas aux assureurs publics. Dans cette logique, non seulement les assurances sociales ne devraient jamais se retrouver en actif net négatif mais elle devrait surtout nourrir en permanence un actif net positif, i.e. un capital minimum qui assure leur solvabilité de court et long terme en leur permettant de faire face, en tout temps, à leurs engagements. C’est le principe de base de la protection de l’assuré social. De ce point de vue, on devrait s’interroger sur la pertinence d’étendre le champ de l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution (ACPR), au-delà de la banque et de l’assurance, aux assurances sociales.
Certains experts ne manqueront toutefois pas de nous rappeler que rien n’empêche les assurances privées de se retrouver souvent en déficit, pour des périodes courtes certes, après des chocs économiques, sociaux ou financiers significatifs et qu’il n’y aucune raison de traiter différemment les assurances sociales. Et, ils auront raison. Il est parfaitement concevable et acceptable que les assurances sociales se retrouve en déficit conjoncturel à la suite d’un choc important et imprévu. Toutefois, l’autorisation du déficit dans les assurances sociales devrait être soumise à trois conditions contraignantes. Tout d’abord, elle devrait avoir pour contrepartie une grande flexibilité des assurances sociales, nécessaire non seulement pour ramener les comptes à l’équilibre dans l’année ou les années qui suivent. Ensuite, la flexibilité devrait porter prioritairement sur les prestations sociales, sachant que la hausse des cotisations sociales ne doit pas constituer un moyen normal d’ajustement en raison de son coût économique et social élevé, en termes de pertes d’emploi, de chômage, de réduction des investissements et de ralentissement de la productivité. Enfin, cette flexibilité ne devrait être possible que si les assurances sociales ont accumulé un minimum de capital qui leur permet de rester, en tout temps, en situation d’actif net positif.
L’effort de résorption du déficit et de la dette des assurances sociales françaises ne doit pas être sous-estimées. Certes, dans le cadre de la séparation des assurances sociales et de la redistribution, il faudra au préalable partager la dette sociale entre les deux piliers, un travail délicat et probablement aisément contestable. Les débats autour du déficit de notre système de retraite et plus particulièrement autour du déficit effectif des régimes de retraite des fonctionnaires illustre la complexité et l’ampleur des enjeux qui se chiffrent à plusieurs milliards d’euros.
Améliorer la gouvernance de la protection sociale
Les deux réformes complémentaires que sont d’une part la sortie de la redistribution sociale hors des assurances sociales, d’autre part le rééquilibrage des assurances sociales et de l’hôpital imposent une réforme de la gouvernance de la protection sociale. Ces réformes sont nécessaires afin de donner aux gestionnaires les bonnes incitations économiques par rapport aux objectifs poursuivis et d’introduire de la transparence dans un système qui brille par sa complexité inutile et son opacité intrinsèque… une transparence récusée naturellement par nombre d’intérêts attachés aux bénéfices de l’opacité actuelle.
La séparation de la redistribution doit amener à extraire la redistribution des administrations de sécurité sociale et de l’hôpital pour la replacer au sein des administrations publiques centrales ou locales, selon le cas. Cette opération ne devrait pas être trop difficile au niveau des prestations vieillesse, dans la mesure où la plupart des dimensions de solidarité sont bien d’ores et déjà connues et prises en charge par l’État. Elle devrait être beaucoup plus difficile au niveau des autres risques. Ce n’est pas le lieu ici de mener cette tâche de clarification qui demandera du temps et du travail. Il est toutefois nécessaire de préciser que cette tâche ne se limite pas aux prestations sociales, elle inclut aussi les cotisations sociales. De nouveau la tâche devrait être plus simple au niveau des cotisations vieillesse sous-plafond qui, proportionnelles aux revenus plafonnés, servent à financer des prestations elles-mêmes proportionnelles aux revenus plafonnés. En revanche, les cotisations déplafonnées qui servent à financer des prestations sans liens avec le revenu constituent de puissants mécanismes de redistribution (aux indemnités journalières près). Il va falloir en outre décider des substituts à offrir aux assurés par l’autre pilier, celui de l’Etat redistributeur, et de leur ampleur.
Il est évident que la famille qui verse essentiellement des prestations sous condition de revenu à partir de cotisations prélevées sur la totalité des revenus devrait rejoindre quasi-intégralement voire intégralement le pôle redistribution géré directement par l’État (et marginalement par les collectivités locales). Ceci ne devrait pas poser de problème particulier, la politique familiale étant d’ores et déjà largement conçue unilatéralement par l’État. Les partenaires sociaux ne devraient jouer aucun rôle décisionnel dans ce nouveau pôle. La question de la localisation de l’assurance chômage est moins évidente. Pour la plupart des experts, l’assurance chômage est une véritable assurance qui doit être gérée par les partenaires sociaux. Toutefois, dans la réalité, sous la pression de l’État, l’assurance chômage est devenue une puissante machine redistributive. Quatre mécanismes principaux y contribuent : l’allocation de solidarité qui relève intégralement de la redistribution et qui est financée par l’État, l’Allocation de Retour à l’Emploi dont le mode de calcul est redistributif (dans la mesure où il combine une part forfaitaire à une part variable), et le taux unique de cotisation appliqué à tous les cotisants indépendamment de leur exposition différenciée au risque de chômage. Au total, notre régime d’assurance chômage n’est assurantiel que pour un quart à un tiers de ses interventions, le reste, soit deux tiers à trois quarts de ses interventions sont de la pure redistribution. Il est donc majoritairement redistributif. Dans ces conditions son rattachement au pôle redistributif, pour l’essentiel de ses interventions, nous paraît justifié. Il en résulte que l’UNEDIC devrait relever de l’autorité de l’État, et non de celle des partenaires sociaux, pour l’essentiel de ses activités. C’est d’ailleurs ce qui se passe de facto, les partenaires sociaux négociant en général sous la menace de l’État. Cependant, la séparation de l’assurance et de la redistribution au sein de l’assurance chômage remettrait aussi en cause les piliers de la politique industrielle et de la politique de l’emploi. Ajoutons que les partenaires sociaux, qui sont légitimes pour gérer les relations de travail dans le cadre de l’activité, le sont beaucoup moins pour gérer ceux qui par définition leur échappent totalement, notamment les chômeurs.
Inversement, concernant les dimensions assurantielles des risques autres que la famille et le chômage, il serait logique d’en remettre intégralement la gestion aux seuls partenaires sociaux, à l’exclusion de l’État. Mais, attention, cela veut dire que le tripartisme -État, syndicats, employeurs- n’a plus aucun sens. L’État, exécutif ou législatif, ne devrait plus avoir de pouvoir de proposition et d’instruction des dossiers, ce serait aux partenaires sociaux d’en décider, à l’instar de ce qui se passe au sein des institutions de prévoyance. Certains pourraient s’émouvoir de voir ainsi les partenaires sociaux en charge exclusive d’assurances rendues obligatoires par décision de l’État… mais n’a-t-on pas d’ores et déjà une multitude d’assurances obligatoires, gérées par des compagnies d’assurance privées ? Les partenaires sociaux seraient en charge des droits sociaux directement liés au travail tandis que l’État serait en charge des droits sociaux indépendants du travail. Naturellement ces pouvoirs et compétences nouvelles devraient être associés à une responsabilité étendue des partenaires. L’évolution proposée rendrait plus aisée mais aussi nécessaire la soumission des assurances sociales au contrôle prudentiel de l’ACPR, à l’instar des institutions de prévoyance et des autres compagnies d’assurance. Les assurances sociales et privées seraient ainsi être soumises à des règles de solvabilité, à des règles comptables et à des règles de transparence similaires.
Du côté des hôpitaux, des évolutions institutionnelles substantielles seraient souhaitables. S’il dépasse le cadre du présent article de les détailler, on peut néanmoins donner quelques indications sur les pistes à explorer. La réforme des hôpitaux devrait viser une gouvernance plus classique et moins politique qu’aujourd’hui. Le conseil d’administration des hôpitaux publics devrait devenir un véritable conseil d’administration, composé de personnalités indépendantes et de représentants des financeurs. Il devrait élire son président, et désigner et révoquer le directeur de l’hôpital, véritable exécutif de l’hôpital. Sous le contrôle du conseil d’administration, le directeur et son comité exécutif déciderait des stratégies d’investissements et de partenariats avec les caisses d’assurance maladie. Le politiques d’embauche et de rémunération devraient être cohérentes avec les contraintes de marché de façon à attirer les meilleures compétences dans l’hôpital public.
Synthèse
Notre système de protection sociale doit être repensé assez fondamentalement, de façon à donner les bonnes incitations tant aux assurances sociales qu’aux hôpitaux ainsi qu’aux professionnels concernés, notamment aux professionnels de santé. Les clés de ces réformes sont l’élargissement de la protection sociale, par l’intégration de la dépendance notamment, la flexibilisation des règles régissant le bénéfice des prestations, la séparation des fonctions assurantielles par rapport aux fonctions de redistribution, l’ouverture à la concurrence des fonctions assurantielles et l’amélioration générale de la gouvernance. Ces réformes de structure devraient s’accompagner d’un retour à l’équilibre financier, d’une résorption de la dette sociale et de l’accumulation d’un capital suffisant pour absorber les chocs extrêmes. La protection sociale serait alors en mesure d’innover et de réduire les coûts de façon à fournir un service optimal, individualisé et de qualité croissante.