Si notre système de redistribution contribue fortement à réduire les inégalités de revenus, les inégalités de patrimoine demeurent très élevées en France et ont fortement progressé depuis les années 1970. Pour Nicolas Frémeaux, l’impôt sur les successions pourrait être une solution efficace pour les réduire, à condition toutefois de le réformer pour en augmenter son efficacité et son acceptabilité.
Cet article est extrait du quatrième numéro de la revue Mermoz, « Aux impôts, citoyens ! ».
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Voir Antoine Bozio, Bertrand Garbinti, Jonathan Goupille-Lebret, Malka Guillot et Thomas Piketty (2024), “Predistribution vs. Redistribution: Evidence from France and US”, American Economic Journal: Applied Economics, 16(2), pages 31-65.
Si les inégalités de revenus sont en hausse en France, cet accroissement est relativement modéré en grande partie car le système socio-fiscal les corrige fortement1. La situation est en revanche différente en ce qui concerne les patrimoines. Depuis les années 1970, la valeur du patrimoine privé a fortement augmenté en France. D’après les comptes de patrimoine établis par l’INSEE, la valeur nette des patrimoines privés s’élève à 19 200 milliards d’euros en 2022 (dont 14 800 pour les seuls ménages). La concentration des patrimoines s’est aussi accrue sur la période puisque la part des richesses détenue par le décile supérieur de la population est de 58 % en 2022 contre environ 50 % des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990. On note une évolution similaire si l’on se focalise sur le centile supérieur, avec une part des richesses passée de 16 à 24 % sur la même période.
Plus important peut-être, les patrimoines ont changé de nature au cours de cette période. Plus précisément, la part du patrimoine hérité dans le patrimoine total s’est considérablement accrue en France depuis les années 1970. Là où l’héritage ne constituait plus qu’un tiers du patrimoine dans les années 1970, il en représente environ les deux tiers aujourd’hui avec un niveau d’inégalité qui est similaire à celui du patrimoine total.
Face à ce constat, on peut se demander dans quelle mesure l’impôt sur les successions est un bon outil pour réduire les inégalités d’héritage. A première vue, malgré son barème progressif et des taux s’élevant jusqu’à 45 % pour les transmissions en ligne directe et 60 % en collatéral, l’impôt successoral français peine à juguler le retour de l’héritage. Cet effet limité est encore plus évident lorsqu’on réalise que le poids de l’héritage a augmenté autant (voire même plus) en France que dans des pays ayant supprimé cet impôt (comme la Suède) ou l’ayant considérablement allégé (comme les États-Unis).
Faut-il pour autant en conclure que l’impôt successoral est inutile ? On peut déjà penser que ce retour de l’héritage aurait été encore plus rapide en l’absence d’impôt successoral, même s’il est complexe de fournir un chiffrage précis. Surtout, il faut comprendre d’où vient la difficulté de l’impôt à corriger les inégalités d’héritage. La première explication vient du décalage entre le taux d’imposition théorique et le taux d’imposition effectif. Contrairement à de nombreux pays, les principaux paramètres de l’impôt successoral français, que sont les taux et les abattements, n’ont que marginalement changé au cours des dernières décennies. En revanche, depuis les années 1990, il y a eu une multiplication des dispositifs fiscaux permettant d’exonérer certains types d’actifs (assurances-vie, pacte « Dutreil » pour les biens professionnels) ou de transmettre de son vivant (démembrement de propriété) qui ont eu comme conséquence de réduire la progressivité de l’impôt. Ainsi, le Conseil d’Analyse économique a montré que le taux effectif d’imposition pour le top 0,1 % des héritiers (recevant en moyenne 13 millions d’euros d’héritage au cours de leur vie) s’élevait à 10 %, loin des 45 % du barème théorique.
Un autre élément de réponse vient du fait que les inégalités de patrimoines s’expliquent par de nombreux facteurs, en particulier les comportements d’épargne et l’évolution des prix des actifs, et que tout faire reposer sur le seul impôt successoral n’est pas réaliste. Il faut à l’inverse penser l’impôt successoral comme un complément à l’imposition des revenus et de la détention de patrimoine. Ainsi, créer un « super » impôt successoral et supprimer toute imposition du patrimoine conduirait à corriger trop tardivement les inégalités et n’empêcherait pas la concentration des richesses du vivant des individus.
L’impôt successoral peut toutefois constituer un bon levier pour réduire les inégalités en raison du fait qu’il est efficace économiquement. Il génère moins de distorsions que l’imposition des revenus ou du patrimoine dans le sens où ses conséquences sur l’épargne ou l’exil fiscal des donateurs sont limitées. Plusieurs études ont même mesuré des effets positifs sur l’offre de travail des héritiers. Une hausse de l’impôt génèrerait donc une hausse directe (via l’impôt lui-même) et indirecte (via les changements de comportements) des recettes fiscales. Pour qu’il joue son rôle à plein, son degré de progressivité devrait être sensiblement augmenté. On pourrait revoir les dispositifs fiscaux existants en les ciblant davantage. Le pacte Dutreil pourrait par exemple être plafonné ou limité à certains secteurs. Il serait aussi possible de modifier les abattements et les taux afin d’exonérer la grande majorité des transmissions tout en ciblant les plus élevées.
Reste la question du consentement à l’impôt. L’impopularité de l’impôt successoral est souvent mise en avant pour justifier le statut quo voire sa suppression. Cette impopularité s’explique en partie par une méconnaissance et une surestimation de l’impôt mais aussi car sa complexité conduit à rompre un principe basique qui est qu’à héritage égal, l’impôt payé peut aujourd’hui être fortement inégal. En rendant l’impôt successoral plus transparent et plus juste, le consentement à l’impôt pourrait probablement être accru.