À l’heure de la mondialisation, la fiscalité semble impuissante face aux pratiques d’évasion et d’optimisation fiscales des multinationales. Cette perception, largement répandue, mine le consentement à l’impôt et nourrit la défiance envers les systèmes fiscaux nationaux. Pour Gabriel Zucman, des solutions existent pour restaurer cette confiance, restaurer la progressivité de l’impôt et de réduire les inégalités.
Cet article est extrait du quatrième numéro de la revue Mermoz, « Aux impôts, citoyens ! ».
L’évasion fiscale, l’optimisation fiscale agressive, la délocalisation des bénéfices des sociétés multinationales dans les paradis fiscaux, la dissimulation des fortunes dans les centres financiers offshore… tous ces processus peuvent contribuer à miner le consentement à l’impôt et à créer une défiance très forte.
À l’heure de la mondialisation, il [serait] devenu illusoire d’avoir une fiscalité juste. C’est un sentiment qui est très répandu mais qui, de mon point de vue, est à la fois dangereux et fondé sur une erreur intellectuelle. C’est dangereux parce que, évidemment, si on explique aux gens que la mondialisation et la justice fiscale sont incompatibles, beaucoup de personnes vont dire qu’il suffit de fermer les frontières, de quitter l’Union européenne, de refuser la mondialisation, de revenir au protectionnisme, ce qui conduit à des phénomènes de repli sur soi. Il y a en réalité mille façons de concilier l’ouverture économique internationale et l’intégration économique européenne d’un côté, avec la justice fiscale et la progressivité fiscale de l’autre. La forme de mondialisation et d’intégration économique européenne qu’on a connue depuis les années 1980 est très spécifique, caractérisée par une opacité très forte. On n’a pas essayé de bien enregistrer les fortunes, les revenus, de créer de la transparence sur qui possède quoi et qui paie quoi en impôts. Mais on pourrait faire les choses complètement différemment. On pourrait dire : au lieu d’avoir une concurrence fiscale à tout crin, pourquoi ne pas harmoniser nos impôts, nos systèmes fiscaux ? Pourquoi ne pas créer des formes de transparence, au lieu de laisser les sociétés multinationales enregistrer leurs bénéfices aux Bermudes, en Irlande, au Luxembourg ou à Singapour, et payer très peu d’impôts sur ces bénéfices-là ? Pourquoi ne pas tout simplement taxer les bénéfices qu’elles ont délocalisés à l’étranger, leur demander de les déclarer et ensuite de les imposer ? Donc, foncièrement, c’est un choix qui nous appartient à nous, aux États, et donc aux citoyens en tant qu’électeurs.
[…] Tout le monde n’a pas les mêmes attentes en matière de redistribution. Il est donc naturel que des pays différents aient des taux de prélèvements obligatoires différents à l’issue d’un processus de délibération collectif et démocratique. Cela dit, la situation actuelle est l’extrême inverse, ce qui me semble tout aussi indésirable. Aucune harmonisation, aucune coordination de quelque nature que ce soit conduit à des impasses et à des crises majeures. Avec ce choix, il y a eu un effondrement de la taxation des entreprises. Le taux d’impôt sur les sociétés, qui était au niveau mondial de près de 50 % en moyenne au début des années 1980, est maintenant tombé à environ 20 %. Il y a eu une très forte baisse des taux d’imposition sur les plus hauts revenus et la suppression, dans la plupart des pays, des impôts sur les plus grandes fortunes, comme l’ISF en France. Tous ces impôts ont été remplacés par de la TVA, des cotisations sociales, donc des formes d’imposition beaucoup moins progressives, voire franchement régressives. Le problème fondamental que cela pose, c’est que si les acteurs économiques les plus puissants, ceux qui bénéficient le plus de l’ouverture économique internationale, voient leur taux d’imposition baisser, cela devient une puissante machine inégalitaire. C’est l’exact opposé de la manière dont les décideurs politiques et les économistes avaient « vendu », en quelque sorte, la mondialisation et l’intégration économique européenne dans les années 1980. À l’époque, le discours consistait à dire que la mondialisation était une bonne chose, qu’elle allait augmenter la taille du gâteau. Et certes, elle aurait des effets [inégalitaires], on en avait conscience, mais ce n’était pas très grave, car on pourrait toujours taxer les « gagnants » — ceux qui bénéficient le plus de la mondialisation et de l’intégration économique européenne — pour compenser les groupes sociaux qui en bénéficient peu ou qui en souffrent. Or, au lieu de taxer davantage les grands gagnants de la mondialisation, on a plutôt eu tendance à détaxer fortement ces mêmes grands gagnants. L’extrême dans lequel nous sommes aujourd’hui — zéro coordination, zéro harmonisation — conduit à une impasse. Il faut donc en sortir et évoluer vers plus d’harmonisation et plus de coordination.