« Et maintenant que fait-on ? » Les rapports Letta et Draghi ont posé la question qui fâche en Europe. L’économiste Lionel Fontagné rappelle que les gains économiques de l’intégration européenne sont encore majeurs.
En 1970, lors de la création de l’émission radiophonique « Stop ou encore », confiant la programmation musicale aux auditeurs, les droits de douane ont déjà été supprimés entre les six pays ayant fondé la Communauté économique européenne, et leurs droits de douane vis-à-vis des pays tiers ont été harmonisés. Les « élargissements » successifs n’ont pas encore commencé, et il faudra attendre encore quinze ans pour que les désormais douze Etats membres adoptent l’idée d’un vaste programme de réduction des obstacles subsistants aux échanges intra-européens, ouvrant la voie à la création du marché unique.
Depuis trente ans, l’Union européenne est ainsi un espace de libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. La suite est bien connue : il y a cinq ans déjà, le Royaume-Uni mettait en oeuvre le Brexit ; la programmation, confiée aux électeurs, a cette fois débouché sur un « stop ».
Chaînes de valeurs
Le monde est, certes, très différent aujourd’hui de ce qu’il était lorsque Jacques Delors poussait l’agenda de l’Acte unique. Il n’y a plus de mur de Berlin, la Chine est membre de l’Organisation mondiale du commerce. Les chaînes de valeur dépassent très largement l’Europe – elles sont encore mondiales, même si leur fragmentation a marqué le pas depuis la grande crise financière.
L’Europe est aujourd’hui relativement plus petite, dans un monde qui a grandi plus vite qu’elle. Et la succession d’une pandémie et d’une guerre en Europe n’est plus un scénario extrême de prospective.
Dès lors, la logique d’intégration plaçant l’Europe au coeur des politiques économiques est-elle encore adaptée à un monde si différent ? Deux rapports très attendus ont posé l’an dernier la question qui fâche : « Et maintenant, que fait-on ? » Enrico Letta, en avril, titrait son rapport « Bien plus qu’un marché » et voyait dans l’approfondissement du Marché unique la condition sine qua non pour « jouer dans la cour des grands ».
Susciter un rebond
Mario Draghi, en septembre, dramatisait pour susciter un rebond : l’Europe souffre d’un déficit d’innovation, de prix de l’énergie trop élevés, d’une incertitude liée aux questions de sécurité, ne serait-ce qu’en matière d’approvisionnement en matériaux critiques ou en semi-conducteurs. Dans ce contexte, les pays européens seraient condamnés à choisir entre déclassement, « exit » et marche en avant de l’intégration. Alors : stop ou encore ?
Un élément de réponse est apporté par les nouvelles techniques statistiques permettant de comparer le monde réel à une situation hypothétique d’une Europe sans intégration. Nous avons récemment fait ce calcul avec le professeur Yotov, de l’université Drexel, à Philadelphie.
Les gains d’intégration diffèrent entre secteurs et pays, mais ils sont considérables. Et si le commerce entre pays membres a doublé en moyenne avec l’intégration, les progressions les plus importantes ont été obtenues dans l’agriculture, puis les services, et non dans l’industrie.
On pourra voir dans ce résultat pour l’industrie l’effet conjugué de l’apparition de nouveaux concurrents en Asie, de la désindustrialisation et de l’absence de véritable politique industrielle européenne. Ces résultats peuvent être introduits dans un modèle économique pour représenter un « contrefactuel » opposant « stop » et « encore ». Les gains économiques de l’intégration européenne, en termes de revenu, représentent ainsi 2.500 euros par ménage français pour l’année 2023. Une contribution décisive à votre pouvoir d’achat.