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Les Etats font la guerre, la guerre fait les Etats

Les pays européens ont les moyens financiers de renforcer leur défense. Mais la contrainte de temps et la fragilité de leur action collective restent deux freins majeurs, souligne l’économiste Mathias Thoenig.

Dix petites minutes d’un échange houleux dans le Bureau ovale auront suffi à ruiner la situation sécuritaire en Europe. Face à cette vertigineuse accélération du temps géostratégique, les Européens se demandent aujourd’hui comment renforcer leur défense. En ont-ils les moyens ?

Ne nous y trompons pas ; la question est avant tout financière. Une étude récente du CEPR (« Who wins wars ? ») menée sur un échantillon de 700 disputes interétatiques valide un fait bien connu des historiens militaires : dans des guerres conventionnelles, le facteur de succès déterminant est le différentiel de ressources militaires mobilisées par les belligérants et ajustées pour leur efficacité. Et là, les fondamentaux sont favorables aux pays européens.

Une Europe agissant de manière cohérente afficherait une population trois fois plus grande que celle de la Russie et un PIB cumulé dix fois supérieur. Problème résolu ? Pas vraiment, car la contrainte de temps et la fragilité de l’action collective restent deux obstacles majeurs.

A situation exceptionnelle, moyens d’exception ?

Avec une diplomatie américaine inconstante, la marche forcée vers l’autonomie stratégique devient urgente. Le frein à l’endettement inscrit dans la Constitution allemande a la vertu de la discipline mais l’inconvénient de l’inertie ; chez d’autres, la dette publique crève le plafond (112 % du PIB pour la France) ; et pour tous, les règles budgétaires strictes du Pacte de stabilité péjorent un réarmement rapide.

Les optimistes diront qu’à situation exceptionnelle, moyens d’exception. Et il est vrai que l’UE et la BCE ont fait preuve de créativité budgétaire face aux crises de la dette en 2010-2012 puis du Covid-19. Surtout, les efforts supplémentaires à consentir ne sont pas insurmontables, de nombreux pays consacrant déjà plus de 2 % de leur PIB à leur défense.

« Dans le temps long, les guerres ont toujours été un puissant moteur d’innovation institutionnelle. »

Mathias Thoenig

Il faut aussi anticiper la réticence de certains Etats à mettre au pot. Le réarmement profitant à tous, des comportements de passager clandestin sont inévitables. La stratégie du « point de fixation » en est une illustration cynique : la résistance courageuse de l’Ukraine use l’armée russe et l’empêche de se déployer ailleurs.

La perspective d’une réindustrialisation induite chez les pays contributeurs pourrait convaincre les réticents, malgré l’absence d’estimations économétriques consensuelles quant à l’impact macroéconomique des dépenses militaires. Ainsi, on se souvient de l’essor spectaculaire du PIB américain entre 1941 et 1945 (plus de 60 %), suivi d’une douloureuse contraction en 1946.

Dans le temps long, les guerres ont toujours été un puissant moteur d’innovation institutionnelle. L’historien Charles Tilly et les économistes Besley et Persson ont montré comment la capacité des Etats européens à mobiliser des ressources, lever l’impôt, et faire respecter les contrats s’est développée au fil des siècles en réponse aux exigences militaires. Songeons à la « levée en masse » de 1793 par la toute jeune République ou à l’invention de l’impôt sur le revenu par l’Angleterre en 1798.

Dans cette logique, la séquence géopolitique actuelle est susceptible de bouleverser l’architecture européenne. Le réarmement passerait par une Europe de la défense, s’appuyant sur un fédéralisme fiscal et politique, un commandement militaire décentralisé, probablement porté par un noyau dur autour des deux puissances nucléaires, la France et la Grande-Bretagne. Ironie de l’histoire, le projet européen, né d’une promesse de paix, se consoliderait sur une menace de guerre.

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