
Si vous n’avez pas beaucoup de temps, voilà l’essai qu’il vous faut lire. Vous n’allez pas vous ennuyer. Le propos est concis, les affirmations ciselées à l’aune d’une réflexion originale, les propositions « disruptives ». Il s’agit simplement … de faire la Révolution, en France mais aussi à Bruxelles.
Frédéric Salat-Baroux connaît les arcanes du pouvoir et l’intrication des quatre échelons de notre gouvernement, comparés ici aux chevaux de Ben-Hur, et Eric Hazan a une vision originale de comment la technologie peut aider à surmonter les inégalités. Point de départ de leur réflexion, les territoires et le mal être de la société française, et par extension des sociétés occidentales. La révolution consistera à redonner pouvoir et moyens à ces territoires. Plus qu’un nouvel exercice de la décentralisation, la proposition est de remettre à plat le fonctionnement de l’Etat confronté à la globalisation et au changement technologique.
La question est bien posée, pour deux raisons. Premièrement, comme nous le documentions dans « La feuille de paye et le caddie » (Editions de Sciences Po, 2021) la globalisation et en particulier le commerce international ont des effets contrastés, conduisant à une perception ambivalente de la part des citoyens. Les gains d’efficacité et l’accès à plus de variété de produits moins coûteux réduisent le prix du contenu de votre caddie, à l’origine d’un gain de pouvoir d’achat que les économistes ont pu évaluer par différentes méthodes. Mais dans le même temps, la structure de l’activité économique, et donc aussi le marché du travail, doivent s’ajuster à cette nouvelle donne. Ceci crée des gagnants et des perdants.
Gain de pouvoir d’achat pour tous, mais perte de salaire ou de statut pour certains : le commerce mondial redistribue les cartes sociales. Tout en profitant globalement à l’économie, il pénalise les citoyens français pour qui la baisse des prix à la consommation ne compense pas les effets négatifs sur la feuille de paye. Se profilent ainsi, d’un côté, les gagnants de la mondialisation, plutôt jeunes, éduqués, bien rémunérés et urbains, de l’autre ceux dont les compétences professionnelles sont difficilement reconvertibles et qui vivent loin des grands bassins d’emploi diversifiés. Les perdants n’ont tout simplement pas hérité des bonnes cartes : exerçant des tâches aisément codifiables qui peuvent être automatisées ou délocalisées, ils sont, ou étaient, employés dans des entreprises appartenant à des secteurs concurrencés, et ceci dans des territoires concentrant ce type d’activités et de tâches.
La globalisation s’accompagne finalement d’un déclassement social dans les territoires les plus exposés, faisant contraste avec le succès de quelques cités dans lesquelles s’agglomèrent les gagnants et leurs employeurs. Nos deux auteurs résument ce mécanisme complexe d’une formule : « aux racines de la crise occidentale, il y a la globalisation qui n’a pas été pensée politiquement et socialement ». En France on a certes redistribué du revenu, mais on n’a pas redistribué les cartes, notamment parce que l’ascenseur social et son moteur, le système méritocratique, se sont enrayés, thème auquel de très belles pages sont consacrées.
La seconde raison pour laquelle la question posée est importante est que la mondialisation met à mal l’organisation et le périmètre d’action des Etats. Dans une économie globale, et en présence de ruptures technologiques majeures, le niveau national devient sous-dimensionné, en raison de la réduction de la taille relative des Etats dans un monde en rapide expansion. Pour la France, c’est le niveau européen qui devient pertinent s’agissant d’enseignement supérieur ou de science et d’innovation. Il en va de même de la politique industrielle. Le rapport Draghi, dont l’ouvrage reprend certaines conclusions, ne dit pas autre chose quand il évoque les montants financiers en jeu. Dans le même temps, la nécessité de compenser les perdants s’accroît, et avec elle les montants à redistribuer, à mesure que ce double processus de mondialisation et de progrès technologique s’accélère l’un étant le catalyseur de l’autre. La difficulté est alors que des politiques décidées à l’échelon national, souvent sans expérimentation préalable ou évaluation ex post, peinent à corriger les problèmes auxquelles elles s’adressent.
Au-delà des frustrations crées mettant en danger les fondements des démocraties occidentales, se pose donc un double problème de nécessaire réorientation des ressources : vers l’échelon européen, lorsqu’il y a de fortes externalités positives aux investissements publics, et vers l’échelon local, lorsque le niveau national de décision publique n’a ni les outils ni l’information granulaire permettant la mise en œuvre de politiques publiques efficaces. C’est là qu’intervient la notion de « projet local » qui est en fait la colonne vertébrale de cet essai : les territoires doivent être considérés « non comme des refuges face à la mondialisation, mais comme des ressources dynamiques et des lieux d’innovation ».
Ce projet est risqué, et les auteurs n’en font pas mystère : « l’administration locale, cela peut être l’Etat en pire ». La proposition est d’abord de changer la façon de gouverner, sur un mode plus participatif, et de spécialiser l’échelon local sur « l’administration du quotidien ». Elle est ensuite de freiner l’agglomération des actifs dans les centres urbains, au bénéfice d’une revitalisation des territoires peut passer par le télétravail.
Les esprits optimistes ne manqueront pas de discuter tel ou tel élément du sombre constat constituant la motivation de l’ouvrage. Notamment, le décrochage de l’Union européenne par rapport aux Etats-Unis peut être nuancé une fois corrigés les mouvements de prix et de taux de change faussant les comparaisons en dollars courants. En parité de pouvoir d’achat, la part des Etats-Unis comme celle de l’Union européenne à 27 déclinent, l’Europe décline simplement un peu plus vite. Mais le décrochage est plus marqué pour la France : notre part dans le PIB mondial ne représente en 2024 que 64% de celle de 2000, contre 73% pour les USA. La part de la Chine, qui a pris la tête dès 2016 selon les Chiffres du Fonds Monétaire International, a quant à elle triplé depuis 2000…
Ces nuances ne changent rien à l’affaire : la Révolution des territoires est en marche.
Eric Hazan & Frédéric Salat-Baroux
Revolution par les territoires
Une réponse française aux défis du monde.
Editions de l’Observatoire.