Les innovations dans la défense se diffusent dans l’économie civile en accroissant à terme la compétitivité générale. Le contexte impose un retour stratégique vers le triptyque « nucléaire-spatial-militaire », assurent Nicolas Dubourg et Jean-Hervé Lorenzi.
Peu de mots sont aujourd’hui plus utilisés que celui de « dual ». Le terme est même devenu un mot « valise ». Pourtant, toute réflexion sur la relance de l’activité au niveau français, européen et mondial se doit de comprendre que sa signification profonde s’est modifiée dans le temps.
Créée en 1958 après le choc de Spoutnik, la DARPA américaine (Defense Advanced Research Projects Agency) a établi un premier modèle historique. A partir de financements publics de technologies de rupture (guidage, radars, informatique), cette agence a permis le développement d’innovations (réseaux, puces, interfaces, GPS) qui ont ensuite essaimé massivement dans le civil (ordinateurs personnels, smartphones, systèmes d’information). En économie, cette relation dynamique est parfois qualifiée de « spill-over defense ». Les dépenses militaires se diffusent dans l’économie civile, accroissant à terme la compétitivité générale.
Les économistes Guichard et Heisbourg décrivent cette dualité comme un mode de gestion de l’innovation et de la production militaires cherchant à engendrer des économies d’échelle et des externalités dans le secteur civil. Autrement dit, la politique de défense peut stimuler la croissance civile en créant des synergies technologiques plutôt que de constituer un simple poids budgétaire. C’est ce lien d’externalités croisées qui fonde l’industrie duale.
Aujourd’hui, celle-ci a cependant changé de dimension, notamment en Europe. Elle a franchi les frontières des industries de défense et opère dans un contexte de bouleversements technologiques et de compétition stratégique exacerbée. Les principales technologies disruptives contemporaines (IA, robotique avancée, cybersécurité, espace, biotechnologies, quantique, etc.) présentent toutes un potentiel dual marqué.
L’essor de l’IA et de la robotique, par exemple, transforme simultanément les armées (drones autonomes, surveillance, commandement assisté) et les industries civiles (usines automatisées, voiture autonome, assistants intelligents). Les autorités françaises et européennes insistent sur cette convergence. La dernière loi de programmation militaire (2024-2030) fait de l’IA, de la cyberdéfense et de la robotique des « technologies de rupture », avec d’importants effets d’entraînement sur la R&D civile. La stratégie France 2030 prévoit un volet majeur dédié à l’IA et à la robotique par le biais d’appels à projets et de programmes R&D transdisciplinaires.
D’un point de vue économique, il ne s’agit plus d’une simple logique de transfert ponctuel entre les sphères civile et militaire. Se développe plutôt une coproduction de l’innovation dans des écosystèmes technologiques intégrés. L’innovation elle-même doit désormais se concevoir comme un bien techno-sécuritaire hybride, à l’intersection d’intérêts civils (productivité, services) et stratégiques (résilience, supériorité opérationnelle). Aussi, l’économie duale se distingue par sa capacité à accélérer les cycles d’innovation, à multiplier les effets de levier, et à réconcilier les impératifs de croissance et de puissance.
La dualité constitue un nouveau paradigme de développement industriel et de croissance, dans lequel l’investissement de défense est un catalyseur, et non plus un substitut, de la prospérité économique. La synergie civil-militaire favorise par exemple l’émergence de nouveaux partenariats et modes de financement. De nombreuses start-up de défense sont aujourd’hui soutenues à la fois par des capitaux publics et privés (fonds de défense, venture capital).
Dans ce contexte, un retour stratégique s’impose autour du triptyque « nucléaire-spatial-militaire », avec l’industrie duale comme levier central pour relancer la croissance, renforcer la souveraineté technologique et accélérer l’innovation.
