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Retour sur le débat « Notre modèle social, un chef d’œuvre en péril »

À l’occasion de la sortie du numéro 8 de la revue Mermoz, Le Cercle des économistes et l’Institut Louis Bachelier, en partenariat avec LCP-Assemblée nationale, organisaient mardi 4 novembre un débat consacré à l’avenir du modèle social français. Alors que le Projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) démarre son examen à l’Assemblée nationale dans un contexte politique tendu, les échanges ont mis en lumière les impasses d’un système à bout de souffle et les conditions de sa refondation.

La « Sécu » vient de fêter ses 80 ans. Ce patrimoine commun des Français est aujourd’hui confronté à un double défi : la hausse constante des besoins sociaux et sanitaires, et des recettes publiques qui peinent à suivre. « Notre système reste l’un des plus efficaces pour réduire les inégalités« , a rappelé Astrid Panosyan-Bouvet, ancienne ministre du Travail, dénonçant un débat « lunaire » ouvert par ceux qui crient au démantèlement de la protection sociale. Mais elle a aussi rappelé sa fragilité et l’impératif de conserver son acceptation par les Français : « Le financement repose encore à 65 % sur le travail, contre 55 % dans le reste de l’Union européenne, ce qui explique en partie le fossé entre salaire brut et net que beaucoup ne comprennent plus. »

Face à elle, Valérie Rabault, ancienne première vice-présidente de l’Assemblée nationale, a insisté sur le rôle déterminant de la mécanique parlementaire dans la construction des choix budgétaires. Selon elle, le déficit de la Sécurité sociale, multiplié par trois depuis 2023, se concentre « essentiellement sur la branche santé« , alors que le débat public s’est focalisé sur les retraites. « Nous souffrons d’une désorganisation générale. Certains choix de dépenses mériteraient d’être reconsidérés, de manière démocratique : la Sécu est peut-être plus utile quand elle rembourse les médicaments contre le cancer que quand elle rembourse le transport médical, qui coûtent chacun 7 milliards d’euros. »

Le financement au cœur de la crise

Toutes deux s’accordent sur un constat : la trajectoire du financement est intenable à moyen et long terme. Pour Astrid Panosyan-Bouvet, « un des principaux moteurs de la hausse des dépenses de santé, c’est l’innovation technologique« . Elle interroge : « Comment financer ces progrès sans créer un rationnement des soins ? » et en appelle à un débat de fond sur ce qui doit être mutualisé et ce qui relève de la responsabilité individuelle.

Valérie Rabault a pour sa part rappelé que « la politique, c’est définir des priorités », regrettant un pilotage public trop éclaté et trop dépendant des « dépenses de guichet« . Pour elle, l’absence de majorité absolue depuis 2022 rend la gouvernance budgétaire quasi impossible : « Aucun budget n’a été voté par l’Assemblée. Malheureusement, ces sujets ne peuvent pas trouver leur place sur la scène politique actuelle. » Astrid Panosyan-Bouvet, rappelant les résultats inquiétants de l’enquête Fractures françaises du Cevipof, a abondé : « La crise démocratique est plus grave encore que la crise financière, mais la stabilité politique ne peut pas s’obtenir à n’importe quel prix. »

Le politique doit-il laisser la main ?

Dans la droite ligne de ces échanges, le second débat a porté sur la place du politique dans la gestion du modèle social. Pour Nathalie Buet, directrice de la protection sociale du MEDEF, « les partenaires sociaux ont été progressivement marginalisés alors qu’ils ont toujours su prendre leurs responsabilités dans la gestion des caisses. Il faut leur redonner un vrai rôle, dans un cadre clair et stable« .

Un constat partagé par Séverine Salgado, directrice générale de la Mutualité française, qui a brossé le portrait d’un système qui avance sans boussole : « Dix ministres de la Santé en cinq ans, un PLFSS vidé de son sens… Aujourd’hui, ce n’est plus le politique qui pilote, mais l’administration, seule, sans consultation. Cela conduit à une étatisation rampante de la protection sociale. » Elle dénonce aussi une « financiarisation » croissante qui capte une part croissante de la valeur créée par les entreprises, au détriment de la logique de solidarité.

A rebours de ces analyses, Nicolas Da Silva, maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord, a plaidé pour une rationalisation du financement, qui passerait par un monopole public : « En France, deux acteurs [la Sécurité sociale et les complémentaires] financent le même soin ! Ce système génère énormément de frais de gestion […]. La Sécurité sociale finance sept fois plus de soins que les complémentaires tout en supportant des coûts comparables. »

Un diagnostic loin d’être partagé par tous. Nathalie But rappelle que « les complémentaires, à qui on confie toujours plus de remboursements, ne peuvent pas être en déficit et s’adaptent aux réalités du monde du travail« . Séverine Salgado, elle, met en garde contre les simplifications : « Comparer les frais de gestion de la Sécu et des complémentaires n’a pas de sens : leurs missions ne sont pas les mêmes. Si on ne compare que la liquidation et le remboursement, les coûts sont équivalents. » Et d’ajouter que certaines notions, comme la Grande Sécu, peuvent « vouloir dire des choses très différentes selon qu’elles soient proposées par Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen. »

Pour elle, le vrai danger serait la création d’un système à deux vitesses : « C’est ce qu’on voit déjà en Espagne ou au Royaume-Uni, où les plus aisés contournent le système public grâce à des assurances supplémentaires hors de prix. »  Une alerte rejetée par Nicolas Da Silva, pour qui « le système à deux vitesses est déjà à l’œuvre, tout le monde [ne pouvant] pas se payer une bonne mutuelle. »

Un avenir à repenser collectivement

En conclusion de cette matinée, Alain Supiot, professeur au Collège de France, a replacé le débat dans le temps long. Comme il l’a pointé à l’écoute des différentes interventions, « il n’y a pas de désaccord sur le modèle lui-même, mais sur son financement« , regrettant une « panne de projet politique ». Selon lui, le modèle français s’enracine dans deux traditions qui éclairent les lignes de fracture actuelles : une centralisation étatique, héritière de l’Eglise catholique du Moyen-Âge et de l’Ancien Régime, et une tradition mutualiste, portée par Joseph Proudhon ou Simone Weil, attachée à l’auto-organisation. « Ces deux piliers se complètent : la démocratie politique doit écouter la démocratie sociale et économique. S’ils ne sont pas exempts de critiques, les partenaires sociaux sont bien plus au contact des besoins réels de la population que le politique. »

Alain Supiot a mis en garde contre les dérives d’un État réduit à un simple gestionnaire budgétaire : « Quand combler le déficit devient le projet politique, c’est le signe qu’il n’y a plus de projet commun. On ne peut pas souder une communauté politique sur une telle base. » Selon lui, le projet néolibéral réduit l’Etat à un « Etat de marché », soustrayant aux aléas du vote les choix de politique économique.  Il cite la Fable des abeilles de Mandeville pour illustrer le rôle nécessaire de la puissance publique comme ultime recours, même chez les penseurs originels du libéralisme : « C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux, lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie. »

Une institution à refonder

Tous les intervenants s’accordent sur un point : le modèle social français est une construction unique qui mérite d’être défendue. Mais il est aujourd’hui fragilisé par un manque de vision et une crise de gouvernance. À l’horizon 2027, chacun appelle à replacer la question sociale au cœur du débat politique, en tenant compte des contraintes budgétaires, bien sûr, mais en en faisant avant tout un projet de société.

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