S’il fallait ne retenir qu’une actualité technologique en 2023, il y a fort à parier que la plupart d’entre nous citerait ChatGPT. Comment analyser cette irruption des IA génératives dans notre quotidien, à commencer par notre travail ? Feu de paille ou prémices d’une transformation durable ? Nous avons demandé à Luc Julia, l’un des concepteurs de l’assistant vocal Siri.
Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».
L’IA est-elle une révolution positive pour le travail ?
Luc Julia : L’IA n’est pas une révolution : la seule vraie révolution, c’est celle de 1789. De plus, il y a des IA, il n’y a pas qu’une IA. On peut par contre parler d’évolution des IA, car celles-ci évoluent depuis 67 ans. L’évolution des IA génératives est très intéressante car elle est porteuse d’encore plus de données. S’agissant de ces IA, la vraie révolution porte sur la capacité à utiliser l’outil. Et encore ! La révolution n’est pas tant dans la partie « GPT » ( Generative Pre-trained Transformer ) que dans la partie « chat », c’est-à-dire que désormais on peut accéder facilement à l’IA, à travers du langage naturel. Pouvoir entretenir facilement un dialogue avec l’IA : là est la révolution, qui rend l’IA à portée de tous, sans avoir besoin de savoir coder. Cela peut être aussi source d’un potentiel danger avec des usages à bon ou à mauvais escient comme, par exemple, le fait de générer de fausses images ( les deep fakes ). Dans le monde du travail, là encore, ce n’est pas une révolution mais une évolution car une fois de plus les IA sont faciles d’accès. On peut utiliser cet outil de façon très simple pour itérer et réitérer. Cela peut être vrai pour les designers comme les RH, les achats ou toutes les fonctions support de chaque entreprise.
On entend que l’IA peut être à la fois source de gains de productivité significatifs dans le travail et porteuse de risques. Quelle mesure constatée peut-on faire de ces gains de productivité et de ces risques à court et long terme ?
L.J. Ce n’est pas simple de répondre à la question car nous avons peu de recul. Toutefois, on voit bien que tous les outils précédents ont été source de gains de productivité car on va plus vite dans ce que l’on peut faire qu’avant. Cela est vrai si l’on compare par exemple Photoshop avec ce que l’on pouvait faire avec un papier et un crayon ; cela est aussi vrai pour les IA génératives qui peuvent générer des dessins. On voit qu’il n’y a pas seulement des gains de productivité, il y a aussi des gains de qualité. Pour ce qui est des risques, il y en a bien sûr car ces outils puissants peuvent être utilisés pour n’importe quoi. En outre, les IA génératives ne savent pas tout, elles peuvent générer des « hallucinations », des erreurs. Par exemple, si l’on demande à une IA de générer la biographie d’une personne connue, on risque d’y trouver beaucoup d’erreurs. Ces hallucinations, ou le fait d’inventer une réponse, peuvent arriver fréquemment car ces IA ont pour vocation de donner une réponse quoi qu’il arrive. S’agissant du travail, un risque peut être que le travail rendu soit très mauvais. Par exemple, un avocat a demandé à ChatGPT de générer une plaidoirie qui était totalement fausse car la jurisprudence citée n’existait pas. Hormis ChatGPT, on peut citer comme autres IA génératives Midjourney ou encore DALL-E qui ne génèrent pas du texte mais des images. Elles sont multimodales et d’autant plus nombreuses que les communautés de développeurs les développent en open source. Car l’autre caractéristique de ces IA est de pouvoir faire du fine tuning. En ingérant nos données, les IA vont devenir spécialistes avec des niveaux de pertinence bien plus fins.
À quels impacts sectoriels peut-on s’attendre si les usages de l’IA venaient à s’étendre de façon significative dans les 10 prochaines années ?
L.J. Il ne s’agit pas de s’improviser en Madame Irma mais de plonger notre regard dans l’histoire et de s’en remettre à Schumpeter. Il faut faire très attention quand on parle de suppressions d’emplois, car elles ne sont pas forcément liées à l’apparition d’une nouvelle technologie. Cela peut même être le contraire. Par exemple, notre industrie a disparu précisément parce que nous n’avons pas voulu robotiser. Il est donc difficile d’établir un pronostic. Pour les secteurs qui seraient les plus touchés par l’IA générative, on peut assurément citer les fonctions support, c’est-à-dire les métiers où il faut produire du document. On voit bien qu’il n’est plus question ici des ouvriers ou de robotique !
Ce sont au contraire des emplois moins manuels, plus intellectuels qui peuvent être affectés. Mais cela peut aussi aller dans le bon sens et c’est notamment le cas de la cobotique par laquelle l’IA devient l’assistant de l’Homme, qui travaille en coopération avec le robot.
En faisant irruption dans la vie de l’animal laborans, l’IA offre-t-elle un horizon de bonheur plus grand à l’homme ?
L.J. Oui, parce que la technologie est là pour nous aider. Il faut être conscient aussi bien des apports de la technologie que de ses limites. C’est l’homme « qui est méchant », pas la technologie. Ce sont les humains qui ciblent les applications des technologies : elles sont bonnes ou mauvaises en fonction de ce que l’on veut en faire. Pour ce qui est de lier les IA et la réduction du temps de travail, on ne peut pas vraiment le faire. Prenons l’exemple des journalistes, qui sont loin d’être remplacés : ils ont encore plus l’opportunité de montrer la quintessence de ce qu’ils savent, c’est-à-dire vérifier et revérifier l’information. L’investigation est encore plus mise en valeur car il devient presque plus difficile de trouver la vérité. Ainsi, en net, il y aura beaucoup plus de travail pour les journalistes !