« Un employé heureux est un employé qui travaille bien ! ». Alors pourquoi ne pas mettre à sa disposition un assistant personnel qui veille sur lui et ses besoins pendant ses heures de travail ? C’est une certaine vision de l’avenir du travail que nous propose Guillaume Aubin.
Cet article est extrait du premier numéro de la revue Mermoz, « Travail : rebattre les cartes ».
L’entreprise est ce qu’on appelle une colorada. J’avais déjà entendu le terme, mais aurais été bien incapable de le définir. Je comprenais qu’il faisait référence à la culture latina mais, à part dire no problemo et caramba, je ne savais pas grand-chose sur le sujet.
Je me pointe donc à l’entretien d’embauche en espérant qu’on ne me pose pas la question. Par chance, le airache est un homme passionné, qui se fait un plaisir d’éclairer ma lanterne, à la fois verbalement et visuellement. En me présentant à l’accueil, j’avais bien remarqué le chemisier de l’hôtesse – violet et vert fluo – mais m’étais dit qu’il s’agissait d’une excentricité. C’est en voyant mon interlocuteur arriver, dans son costume jaune et bleu, que je réalise qu’il s’agit de ce qu’on appelle une culture d’entreprise.
Il me fait entrer dans un bureau – papiers peints amazoniens et photos de Boliviennes édentées – et m’invite à m’asseoir.
Tu as déjà travaillé dans une colorada ? me demande-t-il d’entrée de jeu. Comme je secoue la tête, il m’explique que les coloradas sont nées en Californie, et allient la performance américaine avec la bonne humeur mexicaine, et sont à la pointe de ce qu’on peut faire en matière de ressources humaines. Ici, on fait tout l’inverse de ce qui se fait ailleurs. C’est-à-dire qu’on croit qu’un employé heureux est un employé qui travaille bien. Notre personnel doit être félisse. Et la grande révolution des coloradas, c’est qu’elles refusent les formules universelles, mais tiennent compte des spécificités de chacun et chacune. Ici, c’est l’entreprise qui s’adapte aux employés, pas l’inverse. Donc on multiplie les à-côtés, pour satisfaire ce qu’on appelle les nécessidadesses, les besoins. Nous avons évidemment des salles de sieste. Mais nous avons aussi des salles de yoga, des salles de muscu, des salles à podcast. Et surtout : des salles à reggaeton, comme les coloradas californiennes. J’aime beaucoup m’y dépenser à l’occasion. Tu devrais faire pareil. Le reggaeton est excellent pour faire monter la dopamine.
Il me détaille l’effet de la dopamine sur l’humeur. Je ne l’écoute déjà plus : je déteste le reggaeton, et n’ai pas l’intention de changer d’avis. Mais j’ai besoin d’argent, alors je tâche de faire bonne figure : il me faut absolument ce poste. C’est bien payé, et pas loin de chez moi. J’ai un peu gonflé mon cévé, pariant sur le fait qu’ils n’iraient pas tout vérifier. Je souris de toutes mes dents, et pense très fort à un pain au chocolat, pour faire briller mes yeux.
À ma grande surprise, il m’appelle quelques jours plus tard et m’annonce que ma candidature a été retenue. Comme j’accepte, il me félicite pour mon enthousiasme, ajoutant que c’est le meilleur moment pour rejoindre l’équipe, car je vais avoir le droit à une surprise. Une surprise ? je demande. Vous verrez bien ! conclut-il. À dans un mois !
Autant dire qu’un mois plus tard, j’ai complètement oublié cette histoire de surprise, et suis donc bien étonné de croiser autant de chihuahuas que d’employés, dans les couloirs qui m’amènent à mon bureau. Mon aineplussin m’apprend qu’ils viennent d’être acquis par la boîte. Ce sont des compaperros, des robots-chiens : tout le monde en a un. Je reçois le mien l’après-midi même, et suis formé à son utilisation.
Le compaperro est conçu pour t’aider à écouter ton corps, m’explique le technicien. Il te suit partout, monte sur ton bureau, et analyse en temps réel tes expressions faciales et attitudes corporelles. Exemple ? Tu es en train de travailler sur un dossier. Trop absorbé, tu t’oublies un peu. Tu ne te rends pas compte que ça fait longtemps que tu devrais aller aux toilettes. Qu’est-ce qui se passe ? Tu te trémousses ! Ni une ni deux, ton compaperro te prévient, car rien ne lui échappe. Alerte-pipi : trois jappements vifs. Page soixante-sept du manuel.
Il me file un énorme bottin.
Toi, ton boulot, c’est d’être attentif. Et de savoir interpréter ce que dit ton compa’. Tout est dans le manuel, classé par nature de nécessidadesses. Le compa’ fait les besoins élémentaires –faim, sommeil, soif – mais aussi les besoins plus complexes. Du genre : douleur, stress, envie de nature, déprime, etc.
Mon compa’ s’appelle Diego. C’est écrit sur la médaille qu’il porte autour du cou. S’il est identique à tous les autres, il a quand même une personnalité : un aboiement qui déraille. Toute la journée il me regarde, assis sous l’aile droite de mon écran d’ordinateur, comme une méchante photo de famille. Je m’étais promis de ne pas ouvrir le bottin ( pas que ça à faire ! ), mais face à son insistance, je suis parfois obligé de chercher le sens de ses messages. Attention, me dit ma collègue, il ne faut pas confondre le jappement avec le couinement, ni le trémoussement avec le tremblement. Merde, ce con n’arrête pas de me dire que je manque de légumes, alors que tout ce dont je rêve, c’est d’une grosse pizza.
Je ne suis pas le seul à ne pas fondre d’amour pour mon compa’. Les airédés ont opté pour la mise au placard collective, sous plusieurs couvertures. Selon eux, les bestioles arrêtent d’aboyer après dix minutes, et nous laissent tranquilles pour la journée. Mon bureau n’étant pas loin de celui du airache, je n’ose pas faire de même. Surtout que ma collègue ne me le pardonnerait jamais. Juanito mis à part, Diego est son grand chouchou.
Je ne suis pas du genre à parler de mes problèmes. Généralement, je laisse les choses s’envenimer, et elles finissent par se résoudre d’elles-mêmes. Par éclater d’elles-mêmes, plus exactement. Loi qui s’est vérifiée une fois de plus avec Diego : je ne me suis pas fait aider à temps, et notre relation s’est dégradée. Ses yeux surdimensionnés et sa truffe de demi-portion m’obsèdent, et me poursuivent la nuit. Le matin, en arrivant sur place, un frisson de haine me traverse quand je le vois sauter sur ses pattes arrière, pour me fêter, depuis sa niche de verre. Un jour, je décide donc de m’en débarrasser. Je croyais avoir le temps de mettre au point un plan, mais Diego me force la main, en m’envoyant tous les jours des alertes de pulsions destructrices ( page cinq cent quarante-cinq du manuel ). Ma collègue ne sait pas interpréter ces nouveaux signaux, mais je suis persuadé qu’elle ne va pas tarder à apprendre. Acculé, je profite d’un déplacement pour emmener Diego avec moi. Je lui botte l’arrière-train alors que nous longeons le Vieux Port. Diego coule à pic. Au retour, je raconte l’événement à ma collègue, regrettant une erreur d’algorithme. Ma collègue est en pleurs. Je n’ai jamais été aussi heureux de me faire passer un savon.
Malheureusement, je suis convoqué trois jours plus tard. Un pêcheur m’a vu précipiter Diego dans la rade, l’a repêché avec un aimant, et ramené à la police. Diego était pucé. Il me regarde de nouveau, assis sur la table du airache, de ses yeux plus humides et froids que jamais.
Nous avons analysé les données de Diego, m’annonce le airache, dans son costume lavande. C’est effrayant… vous aviez tout prémédité ! Vous êtes un grand malade ! Faire ça à votre compa’ ?
De retour dans mon bureau, j’embrasse Juanito sur le sommet du crâne. Incorruptible, il reçoit le baiser sans jamais quitter sa maîtresse des yeux. Lui, au moins, ne s’occupait pas de moi, et ne m’a donc jamais posé problème. Je fourre mes quelques affaires dans mon sac, et prétends avoir été changé de service, pour ne pas avoir à dire la vérité.
Je vais avoir besoin d’un nouveau travail.