La place du travail dans nos sociétés est centrale : il est une richesse, un facteur d’épanouissement personnel, d’émancipation et de valorisation sociale. Pourtant, il ne faudrait pas oublier que la question du travail renvoie nécessairement à celle des travailleurs, à leurs besoins, à leurs revendications, à leur santé et leur rôle dans les entreprises, administrations et industries.
Marylise Léon dresse un constat simple. Bien que trop souvent abordé sous le prisme de l’emploi ou du chômage, les réalités du travail sont diverses, complexes, et malheureusement trop invisibles. Les évolutions en cours touchent évidemment le travail : quête de sens, prise en compte de ses conséquences environnementales, évolutions technologiques induites par le numérique et l’intelligence artificielle.
Une nécessité s’impose : transformer le travail. Pour cela, ses conditions d’exercice doivent revenir au cœur de la réflexion politique et de l’action syndicale. Pour ce faire, cinq pistes d’action sont mises en avant par l’autrice : revaloriser le dialogue social au sein de chaque entreprise ; préserver l’équilibre vie personnelle et vie professionnelle ; mettre la dimension humaine au cœur des relations de travail ; mettre le travail au cœur de la responsabilité sociétale et environnementale ; assurer l’universalité de la protection sociale.
Le travail est une richesse, un facteur d’épanouissement et d’émancipation qui mérite bien mieux que les slogans caricaturaux qui oscillent entre « la valeur travail » et « le droit à la paresse ». Il doit être pensé en prenant en compte les réalités vécues par les travailleurs (1), et les profondes évolutions qui le traversent (2) nous invitent à le transformer pour qu’il réponde tant aux aspirations des citoyens qu’aux enjeux démocratiques et de protection de l’environnement (3).
Le travail : d’une notion abstraite aux réalités des travailleurs
Le travail dépasse la question de l’emploi !
Le travail est souvent abordé par les pouvoirs publics, par les experts, dans les médias, par le prisme de la notion d’emploi. Cette approche est légitime sous l’angle économique car « avoir un travail » permet d’obtenir un salaire et de pouvoir vivre dignement, même s’il ne faut pas oublier les personnes qui travaillent sans pouvoir vivre convenablement. Plusieurs décennies de luttes contre le chômage ont ainsi masqué ce qu’il se passe dans le travail et rendu trop peu visibles la manière dont il est réalisé et les conditions dans lesquelles il s’effectue. Le travail, c’est le lieu où on l’exerce, les moyens dont on dispose, les personnes qu’on y rencontre et avec qui on collabore, les difficultés et les contraintes auxquelles on est exposé. Le travail, c’est aussi l’engagement qu’on y met, les efforts consentis, les reconnaissances matérielles et immatérielles, les compétences utilisées et développées, ou encore le plaisir d’un travail bien fait, d’un client satisfait, d’un bénéficiaire accompagné, d’un patient rassuré.
Il est regrettable que ces aspects du travail ne soient souvent évoqués qu’au moment où des atteintes à la santé physique ou mentale sont constatées, ou quand il est impossible pour des personnes de continuer à travailler dans de bonnes conditions car elles ont été abimées par leur activité ou mal considérées par ceux qui les emploient. C’est évidemment nécessaire pour prévenir et réparer ces atteintes, mais si les conditions de réalisation du travail tout au long des parcours professionnels étaient mieux prises en compte dans les politiques publiques, dans les entreprises et dans les administrations, il serait possible non seulement d’éviter ces atteintes mais aussi de faire du travail le facteur de santé, d’épanouissement et de construction de soi qu’il devrait être pour tous les travailleurs.
Les réalités du travail : diversité, complexité, invisibilité
En s’affranchissant de la notion d’emploi, il est possible de mieux appréhender les infinies déclinaisons des contextes de travail : des services publics à l’industrie, des associations aux banques, du commerce de détail à la santé, du bâtiment aux activités touristiques, des très petites entreprises aux groupes internationaux, ou encore des grandes villes aux zones rurales. Cette diversité s’est révélée dans les manifestations d’opposition à la réforme des retraites, avec les profils très variés des travailleuses et travailleurs qui ont marché dans les rues de leurs villes pour faire entendre que des années de cotisations, c’est aussi et surtout des années de travail et d’efforts qui méritent d’être reconnus à leur juste valeur.
Par ailleurs, l’écart entre le travail prescrit (qui est attendu et pensé par les donneurs d’ordre, les financeurs, les concepteurs) et la réalité du travail est souvent nié ou impensé par les organisations de travail. Distribuer du courrier ce n’est pas se déplacer d’une boîtes aux lettres à une autre, c’est aussi rencontrer des populations très diverses, faire des efforts pour trouver le bon destinataire, être attendu dans une rue, un quartier, un village ; faire l’entretien de bureaux, c’est aussi échanger avec d’autres personnes sur leur lieu de travail, connaître et s’adapter à leurs habitudes, apprendre à travailler avec du matériel différent selon les sites ; recevoir des bénéficiaires pour un agent public ce n’est pas uniquement gérer un dossier, c’est accueillir et aider des personnes en situation de fragilité qui ont peu d’interlocuteurs à qui s’adresser. Avec l’éloignement des lieux de décisions stratégiques, la prééminence de normes et de références comptables et financières, dans le public comme dans le privé, le travail réel est moins connu et moins reconnu, ce qui conduit parfois les travailleuses et les travailleurs à se sentir méprisés, ignorés, et surtout injustement récompensés de l’attention qu’ils portent à bien faire leur travail.
Enfin, si nous évoquons le travail des salariés, des agents publics et des indépendants réalisé dans un cadre légal qui lui donne une valeur et une reconnaissance en tant qu’acte professionnel, il ne faut pas oublier les aidants qui prennent soin d’un parent malade ou dépendant, les parents qui s’occupent de leurs enfants, les bénévoles dans les associations, les élus municipaux, les parents d’élèves, tous ceux qui font une activité et qui donnent de leur temps pour être utile et contribuent à faire fonctionner la société. Il faut aussi savoir reconnaître ce « travail » en dehors des cadres professionnels, se donner les moyens de l’articuler avec l’activité, de le rendre possible et de le favoriser grâce à des aménagements adaptés dans les entreprises et les administrations.
Des évolutions du travail qui nous obligent à agir
Ces dernières décennies, le monde du travail a connu de multiples changements : désindustrialisation, développement des activités de services, robotisation, évolutions des outils de communication et de gestion de l’information, apparition des travailleurs des plateformes, possibilités de travail à distance. Ces évolutions modifient les cadres de travail et agissent sur toutes ses dimensions : le management, les rythmes, l’aménagement des espaces, les aspirations des travailleurs, les parcours professionnels, la gestion des compétences, les structures et les modèles économiques. Elles semblent s’accélérer avec les suites de la crise sanitaire, les préoccupations environnementales, les évolutions liées au numérique et les attentes des travailleurs.
La période de contraintes sanitaires liée au Covid-19 a eu plusieurs conséquences sur la vie professionnelle. Par la diffusion massive du télétravail d’abord, avec des salariés et des agents publics qui ,du jour au lendemain, ont dû travailler depuis leur domicile, dans des conditions parfois difficiles. Elle a aussi mis en lumière l’activité parfois peu visible de millions de salariés et agents publics qui ont permis la continuité de l’économie et des services. Enfin, la singularité de la situation a conduit un certain nombre de travailleurs à s’interroger sur leur rapport au travail : notamment sur le sens qu’ils lui donnent et leurs attentes en matière de reconnaissance de l’engagement, des compétences et des efforts consentis.
Les préoccupations environnementales, la crise énergétique et la nécessaire transformation écologique impactent aussi le monde du travail. La production des biens et des services ne peut plus se penser sans prendre en compte et mesurer ses effets sur la société et les écosystèmes. Ainsi, pour de nombreux travailleurs, un travail de qualité ne doit porter atteinte ni à l’environnement ni à la société. Compte tenu de l’ampleur des transformations que suppose la transition vers une économie sobre et décarbonée, et du bouleversement des conditions de travail qu’elles impliquent, les travailleurs veulent pouvoir discuter, imaginer, proposer les services, les produits, les modes de production et d’organisation qui permettront de préserver les conditions d’habitabilité de notre planète.
Avec la diffusion des outils numériques, les inquiétudes se portent légitimement sur la pérennité de certains emplois. Mais l’usage de systèmes algorithmiques et l’arrivée récente de l’intelligence artificielle générative dans de nombreux secteurs d’activités a aussi des effets sur le travail et transforment en profondeur certains métiers dans lesquelles les ressources techniques supplantent en partie les ressources humaines et transforment les modèles économiques. De même avec la numérisation rapide d’un grand nombre de services publics, dont les effets sur les usagers impactent fortement les conditions de travail des agents publics. Les évolutions numériques font par ailleurs émerger de nouvelles formes « d’emploi » avec les micro-travailleurs et les travailleurs des plateformes dont le statut juridique et la faible protection sociale continuent de faire débat.
Dans le même temps, les attentes des travailleurs en matière d’équilibre entre les vies professionnelle et personnelle évoluent. Il est moins évident qu’auparavant de sacrifier ou de mettre de côté sa vie personnelle pour des raisons professionnelles , ce qui pousse certains à quitter leur emploi, créant ou renforçant des problèmes d’attractivité dans certains secteurs, même si le phénomène de « grande démission » est à relativiser. Il s’agit plutôt d’une « grande déception » des travailleurs qui voudraient participer et être impliqués dans les décisions qui concernent leur travail et la stratégie des structures qui les emploient . Les entreprises comme les administrations ont aujourd’hui du mal à offrir des cadres qui répondent à ces attentes, tant elles ont individualisé leur gestion des ressources humaines et de la performance . Les travailleurs français sont d’ailleurs parmi ceux qui sont les moins consultés en Europe sur les projets qui les concernent . Enfin, les parcours professionnels sont moins linéaires et les passages d’un statut d’emploi à l’autre sont plus fréquents.
Les causes et les conséquences de ces évolutions sur notre modèle productif et social sont encore difficiles à anticiper et identifier mais le récent mouvement qui s’est opposé à une réforme des retraites motivée uniquement par des arguments financiers a montré à quel point les travailleurs sont attachés à leur travail, souhaitent recevoir la considération qu’ils méritent et attendent des changements qui améliorent concrètement leur vie au travail.
Transformer le travail, un enjeu pour la société
Compte tenu de ces constats, il nous paraît aujourd’hui indispensable de dépasser l’approche quantitative et abstraite de l’emploi pour installer les conditions de travail au cœur de la réflexion politique et de l’action syndicale. Avec les partenaires sociaux, les pouvoirs publics et tous les acteurs du monde du travail, nous devons agir collectivement pour transformer le travail autour de 5 axes.
Rendre les travailleurs acteurs dans les entreprises et les administrations
Si le lien entre les travailleurs et les organisations qui les emploient peut sembler plus fragile qu’auparavant (moindre attachement à une entreprise, mobilités plus fréquentes, travail à distance), le besoin des travailleurs de participer, contribuer aux décisions qui ont un impact sur leur travail ne faiblit pas et semble même s’accentuer.
L’aspiration démocratique ne s’éteint pas à la porte de l’usine, du bureau ou de l’administration, là où les travailleurs passent une grande partie de leur temps, et dont dépendent leurs conditions de vie. Aussi, les changements liés à la transition écologique ne pourront se penser et se mettre en œuvre que par la pratique d’un dialogue social constructif pour trouver les meilleurs compromis sur les transformations du travail nécessaires tant en termes d’adaptation aux contraintes climatiques que pour développer une économie plus sobre et décarbonée. Il faut pour cela revitaliser le dialogue social, à la condition que les protagonistes aient de la loyauté, du respect mutuel, des moyens d’agir et des pouvoirs rééquilibrés. En premier lieu, il est nécessaire de réinstaurer un dialogue social de proximité qui s’est affaibli depuis la mise en place des ordonnances de 2017. En second lieu, nous demandons que des dispositifs soient mis en œuvre, dans les administrations et dans toutes les entreprises quelle que soit leur taille, pour permettre aux travailleurs de faire part de leur expertise sur l’activité et faire des propositions pour transformer leur travail, ce que nous appelons le dialogue professionnel. Ces dispositifs doivent permettre d’enrichir le dialogue social en donnant un rôle essentiel à l’expression des travailleurs. Il faudrait enfin, en troisième lieu, ouvrir des possibilités d’expérimentation des nouvelles façons de travailler (lors du déploiement d’outils numériques par exemple) pour recueillir le point de vue des travailleurs et mieux appréhender les effets de ces transformations sur les activités, en complément des processus d’avis/consultation obligatoires.
Concilier les temps de la vie
Le brouillage des frontières entre les vies personnelle et professionnelle, la disparition pour certains métiers des repères d’espace et de temps liée aux technologies numériques, les souhaits d’évolution et de reconversion professionnelle ou de réalisation de projets personnels et familiaux, tout comme le souhait de pouvoir continuer son activité en aidant un proche, en étant en situation de handicap ou atteint d’une maladie chronique, imposent de repenser la gestion des temps de travail, tant au quotidien que dans la succession des différentes phases de la vie. Il faut d’une part favoriser des aménagements des horaires et des rythmes de travail pour les adapter à certaines contraintes des travailleurs, notamment lorsque qu’ils connaissent une variabilité dans leur capacité productive. Ces aménagements ne doivent pas être discrétionnaires mais négociés, discutés, partagés, accessibles et compatibles avec les modalités d’organisation du travail. Nous souhaitons d’autre part que soient mis en place des dispositifs légaux qui permettent aux travailleurs d’épargner et utiliser du temps pour accomplir leurs projets personnels ou de reconversion, comme le Compte Épargne Temps Universel.
Transformer les relations de travail
Le défi est de répondre aux attentes personnelles des travailleurs tout en conservant des cadres, des repères collectifs dans des organisations du travail bousculées par les outils numériques, le télétravail, les besoins de confiance et d’autonomie.
Les pratiques managériales doivent évoluer en basant les rapports sur la confiance et la valorisation du travail plutôt que sur le contrôle et l’autorité. Elles doivent aussi offrir des contextes dans lesquels les travailleurs puissent s’exprimer librement et en toute sérénité, pour que les managers puissent prendre en compte la réalité du travail et la faire connaître auprès des décideurs, des financeurs et des prescripteurs. Ce changement de culture ne dépend pas que des évolutions du droit du travail et doit se diffuser par un engagement des directions d’accompagner les managers dans leur fonction d’animation des collectifs. Un effort doit aussi être fait dans les parcours de formations initiale et continue. Il faut par ailleurs veiller à ce que la dimension humaine reste au cœur des relations de travail alors que des dispositifs numériques utilisant l’intelligence artificielle se répandent, en réglementant l’usage de ces outils dans le monde du travail. Le dialogue social doit enfin être adapté aux nouvelles opportunités offertes par les transformations du travail en ouvrant de nouvelles formes d’engagement autour de projets portés dans les entreprises sur la transition écologique par exemple ou encore avec la possibilité d’utiliser de manière pertinente les outils numériques.
Mettre le travail au cœur de la responsabilité sociétale et environnementale
La qualité du travail est une voie privilégiée pour garantir la qualité des produits et des services, l’innovation, les capacités d’adaptation qui soutiennent l’efficacité et le bon fonctionnement des entreprises et des administrations. Mais il ne saurait aujourd’hui y avoir de travail de qualité sans une prise en compte des impacts des choix organisationnels, des conditions de travail et des modes de production sur l’environnement et la société en général. Il faut pour cela pouvoir porter le point de vue du travail dans les différentes instances de gouvernance et de dialogue social des entreprises et des administrations. En renforçant le rôle des administrateurs salariés pour qu’il puissent peser dans les décisions stratégiques des entreprises, ainsi qu’en développant des outils pour estimer et prendre en compte les impacts des décisions des entreprises et des administrations sur les conditions de travail, l’environnement et la société. En ce sens, nous souhaitons que la définition d’une raison d’être issue de la loi PACTE de 2019 puisse être étendue à toutes les entreprises et que les travailleurs participent activement à sa définition et à la mise en œuvre des engagements qui y sont associés. Cela contribuera tant à donner du sens et de la considération à leur rôle dans les organisations qu’à rendre les entreprises plus vertueuses.
Penser les cadres de travail de demain : vers un socle de droits universels pour les travailleurs
L’ambition d’universalité est un des fondements de notre système de protection sociale. Pour la CFDT, cela signifie que les protections doivent évoluer pour être accessibles à tous quelle que soit l’activité, dans l’emploi ou hors de l’emploi. L’aspiration à pouvoir changer de métier et d’employeur au cours de son parcours professionnel, les nouvelles formes d’emploi, le cumul de plusieurs emplois en même temps impliquent de pouvoir assurer la continuité des garanties et de la protection offertes par le contrat de travail. Par ailleurs, la question du lien de subordination comme fondement du contrat de travail se pose également. Il semble difficile de valoriser le travail dans le cadre actuel dans lequel l’employeur est avant tout fondé à donner des ordres, contrôler et sanctionner les salariés, malgré les garanties individuelles et collectives qui l’accompagne.