Cet article est extrait du troisième numéro de la revue Mermoz, « Innover sans fin ? ».
Parce qu’elle implique la création de nouvelles idées, produits, services ou processus, l’innovation est, par définition, porteuse de risques. Mais comment gérer le risque d’une technologie que l’on ne connaît pas ? À travers l’exemple des nouveaux réacteurs nucléaires, Guy Turquet de Beauregard nous montre la complexité d’une analyse en termes de couple bénéfice-risque et l’intérêt d’une démarche de défense en profondeur, applicable bien au-delà de ce secteur.
L ’expression « couple bénéfice-risque », utilisée pour les effets indésirables des médicaments, est aujourd’hui utilisée dans bien d’autres champs des risques quotidiens. C’est le cas des innovations, au premier rang desquelles sont citées l’énergie nucléaire et sa relance au XXIe siècle, avec les enjeux des nouveaux réacteurs nucléaires.
On sait que les conséquences sanitaires, économiques et politiques des accidents nucléaires peuvent être d’une importance exceptionnelle. Mais on sait aujourd’hui que les mêmes conséquences, par un manque d’énergie décarbonée disponible pour l’humanité sont et seront toujours d’une importance vitale, donc critique.
C’est la raison fondamentale du retour en grâce de l’énergie nucléaire et de ses multiples projets, à la suite des analyses approfondies du couple bénéfice-risque entre toutes les solutions de production d’énergie.
L’invocation du principe de précaution, inscrit dans la Constitution française, n’est plus pertinente pour l’énergie nucléaire, car ce principe ne s’applique que pour des innovations dont les risques sont inconnus.
Comment sont pris en compte les risques engendrés par les réacteurs nucléaires ?
Ils sont désormais bien identifiés et les différents accidents ont permis d’établir un corpus réglementaire, valide dans le monde entier grâce à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), définissant précisément l’ensemble des actions préventives et curatives à entreprendre par les exploitants des installations nucléaires, y compris pour les nouveaux réacteurs.
Ce corpus repose sur un concept très puissant, la défense en profondeur. Cette démarche est, en France, soigneusement transcrite dans les textes de loi, dans de nombreux décrets ou arrêtés, ce qui lui confère une valeur légale puissante. Il impose d’être contrôlé par une autorité transparente et totalement indépendante.
La défense en profondeur se décline par une démarche sur 5 niveaux successifs :
- Concevoir et exploiter une installation en balayant exhaustivement tous les dysfonctionnements et anomalies imaginables, autant d’origine interne que d’origine externe. Pour le tsunami de Fukushima par exemple, une impasse initiale a été de sous-estimer gravement la hauteur du mur anti-tsunami.
- Être en mesure de vérifier, par les moyens appropriés, que l’installation reste dans le domaine de fonctionnement autorisé par le premier niveau décrit ci-dessus. C’est l’objet d’un système de gestion de multiples capteurs ou procédures de bon fonctionnement.
- Évaluer toutes les conséquences des défaillances, qu’on suppose alors possibles malgré les deux premiers niveaux de défense en profondeur. Il s’agit de concevoir des systèmes de sauvegarde puissants en cas de défaillance ou d’accident. Ne pas avoir prévu, à Fukushima, les pièges anti-explosion à l’hydrogène dans les enceintes des réacteurs est un écart majeur à la doctrine AIEA.
- Limiter, sur le site nucléaire lui-même, les conséquences des accidents, qu’on suppose alors possibles, ainsi que la dégradation des conditions accidentelles. La sûreté nucléaire se situe là en anticipant une organisation de crise et des procédures d’urgence interne.
- Limiter, à l’extérieur du site nucléaire, les conséquences radiologiques externes pour les populations en cas de rejets importants. C’est le dernier niveau de défense possible après l’échec des quatre premiers niveaux. Il met en œuvre une force d’action rapide nucléaire et tous les pouvoirs publics.
Aujourd’hui, l’innovation dans le domaine de l’énergie nucléaire se situe principalement dans deux champs. Le premier, c’est celui des réacteurs de 4e génération, dont l’objectif principal est de prolonger l’utilisation des combustibles fissiles pendant plusieurs siècles, voire millénaires (l’uranium avec le plutonium), tout en conservant des puissances très importantes comme celle du réacteur EPR actuel d’EDF à Flamanville. Les risques résident dans la prolifération avec le plutonium et dans la complexité, comme avec le fluide caloporteur. Le second, c’est le développement de réacteurs modulaires de petite taille (dits SMR, acronyme de Small Modular Reactor), implantés sur tout le territoire pour la fourniture d’électricité et de chaleur. Mais avec une puissance de 10 à 400 fois plus faible que les EPR. Le nouveau risque des SMR est lié à la multiplication des sites nucléaires. Il s’oppose à l’objectif de concentration du maximum de réacteurs très puissants par site nucléaire (comme à Gravelines en France).
La démarche rigoureuse de défense en profondeur, équivalente à une étude d’impact étendue, serait fort utile en étant appliquée à bien d’autres domaines de l’innovation, qu’elle soit scientifique (comme l’intelligence artificielle), économique ou politique.