En annonçant récemment un relèvement de 25 à 100% des droits de douanes sur les voitures électriques chinoises importées aux Etats-Unis, Washington risque de relancer la guerre commerciale avec Pékin. Lionel Fontagné dresse le portrait d’un secteur en pleine ébullition qui, à terme, ne sera pas sans conséquences pour les marchés
Dans les compétitions technologiques, les firmes dominant le marché procèdent à des innovations incrémentales améliorant continument le produit ou le process, sans remettre en cause l’organisation d’ensemble de l’écosystème industriel. Bénéficiant d’une rente de situation, leur incitation aux innovations de rupture est limitée, à l’inverse des entrants potentiels motivés par la captation de cette rente.
Mais les cartes peuvent être rebattues : à la faveur d’une bifurcation technologique ou réglementaire, ou d’un changement de préférence des consommateurs, de nouveaux concurrents peuvent apparaître et dépasser l’oligopole sénescent sans être « passés par la case » de la technologie mature. Mis en évidence dans des contextes différents par trois prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz et Jean Tirole, puis Paul Krugman, ce « leapfrogging » où les nouveaux entrants jouent à saute-mouton au-dessus des leaders, pourrait trouver une nouvelle illustration avec l’industrie automobile.
Un projet de longue date
Les autorités chinoises ont fait le diagnostic il y a vingt ans que l’inévitable verdissement des flottes de véhicules offrait une fenêtre d’opportunité pour un leapfrogging dans l’industrie automobile. Après avoir tâtonné à partir de 2001, année de l’apparition des véhicules électriques dans le Plan quinquennal, la politique chinoise mêlant réglementations, incitations et subventions a pris une nouvelle dimension en 2009 avec, dès le départ, le souci de contrôler toute la chaîne de valeur, batteries, motorisation, électronique embarquée, infrastructures de recharge, a caractérisé une approche favorisant les partenariats entre industriels, universités et centres de recherche.
Faisant le constat en 2012 que ces objectifs initiaux n’avaient toutefois pas été atteints faute d’une offre satisfaisante de véhicules et de technologies non matures, la politique de soutien a été recentrée sur les véhicules électriques rechargeables, avec l’objectif de produire cinq millions de véhicules à l’horizon 2020. À mi-parcours un second recentrage a été nécessaire, sur les véhicules les plus efficients. En parallèle, le durcissement des réglementations sur les émissions des véhicules à combustion, et l’obligation faite aux producteurs ou importateurs de ces derniers de « compenser » par l’achat de crédits de dépollution auprès de producteurs de voitures électriques, ont contribué à l’émergence de nombreux producteurs nationaux. Touche finale, en 2018 les constructeurs étrangers ont été autorisés à fabriquer des véhicules électriques en Chine sans passer par une co-entreprise avec un partenaire chinois, ouvrant ainsi en grand la porte à Tesla.
Compétition à l’issue incertaine
L’issue de cette compétition technologique reste toutefois incertaine, les cartes pouvant être à nouveau rebattues. Les géants du secteur automobile dont la position est contestée répondent en investissant massivement, tandis que les autorités américaines et européennes combinent subventions et obstacles aux frontières pour restaurer une concurrence équitable. Enfin cette industrie restant majoritairement régionale : les véhicules électriques sont plus coûteux à transporter que les panneaux solaires.
Avant même le quadruplement, à hauteur de 100% des droits de douane sur les importations de véhicules électriques chinois annoncée par l’administration américaine, suite à la revue des droits de douane imposés à la Chine par Donald Trump, le marché américain s’est déjà largement refermé avec l’IRA, tandis que les autorités européennes se sont appuyées sur de nouvelles règles de défense commerciale lui permettant une auto-saisine pour engager une enquête sur les subventions chinoises en septembre 2023. Les conclusions de cette enquête sont imminentes et pourraient conduire à un fort relèvement des droits de douane (aujourd’hui de 10%) susceptible de laminer les confortables marges des exportateurs chinois. À l’image des constructeurs automobiles japonais s’implantant aux États-Unis il y a quarante ans, contourner ces droits compensateurs imposerait d’investir en Europe : après le leapfrogging, les constructeurs chinois pourraient devoir s’exercer au « tariff jumping ».