En cette période de flambée des prix, la maîtrise de l’inflation est la priorité des banques centrales. Pour Pierre Jacquet, désormais les politiques monétaires et publiques doivent surtout intégrer en amont d’indispensables objectifs sociétaux.
La grande désinflation dans les pays industrialisés, dans les années 1980 et 1990, a conduit à spécialiser les politiques monétaires sur l’objectif de stabilité des prix. Cette évolution, justifiée pour des raisons de crédibilité et d’efficacité dans un contexte où l’inflation apparaissait comme un fléau à maîtriser, a conduit à largement externaliser les dilemmes auxquels est confrontée la politique monétaire, ou en tout cas à subordonner leur issue à l’objectif de stabilité des prix. L’actualité de 2023 illustre au moins cinq de ces dilemmes.
Une responsabilité envers les pays en développement
Le premier, très présent dans les débats, concerne la tension évidente entre la hausse des taux d’intérêt, pour juguler les pressions inflationnistes, et le soutien de la croissance : les banques centrales ont montré, par la relative prudence de leur réaction, qu’elles ne pouvaient pas, quel que soit leur statut, ignorer cette tension, et que leur crédibilité en dépendait également.
Le deuxième dilemme vient de s’imposer à l’actualité avec la faillite de la banque de la Silicon Valley et le risque de contagion bancaire, amplifié par le destin de Crédit Suisse. La hausse des taux d’intérêt fragilise l’actif de banques ayant investi dans des obligations portant des coupons faibles ou négatifs, certes sans risque de crédit mais qui voient leur valeur s’effondrer.
Le troisième dilemme est lié à la mondialisation. La hausse des taux d’intérêt dans les pays industrialisés accroît l’ampleur du choc économique auquel les pays en développement ont à faire face : renversement des flux de capitaux, dépréciation de leur monnaie (qui renforce la pression inflationniste), renchérissement du coût de la dette externe, tout cela dans un contexte de ralentissement de la croissance mondiale qui affecte leur perspective et menace d’effacer des décennies de progrès dans la lutte contre la pauvreté. La responsabilité des pays développés est indéniable : leurs décisions affectent non seulement les conditions du commerce international, mais aussi les mouvements de capitaux, susceptibles de réagir en masse aux changements de politique monétaire.
Faire face au changement climatique et réduire les inégalités
Le quatrième dilemme est lié au changement climatique et à l’environnement. La transition « verte » requiert d’importants investissements privés et publics d’atténuation (énergies nouvelles, nucléaire) et d’adaptation (rénovations thermiques par exemple), dans un contexte où le niveau de la dette, publique et privée, rend toute décision beaucoup plus sensible au taux d’intérêt. Le changement climatique change aussi la nature des risques qui pèsent sur les systèmes financiers.
Le cinquième dilemme, en facteur commun à tous les autres, est celui de l’impact de la politique monétaire (qu’elle soit accommodante ou restrictive) sur les inégalités. Toute politique publique a des effets redistributifs, qui, de fait, apparaissent comme des variables d’ajustement subordonnées aux objectifs autres que la redistribution, à un moment où les inégalités sont devenues, à juste titre, un sujet de préoccupation majeur à la fois au sein des pays et dans le monde.
« Ne plus laisser les priorités être déterminées par la conjoncture »
Ces dilemmes soulignent les limites de la spécialisation des instruments de la politique publique. Les trois fonctions d’allocation des ressources, de stabilisation du cycle, et de répartition des revenus identifiées par Richard et Peggy Musgrave en 1973, ne sont pas indépendantes, alors qu’il est tentant de les considérer séparément. Les dilemmes mentionnés ci-dessus sont eux-mêmes interconnectés, puisque la croissance, la stabilité financière, et la transition écologique le sont aussi étroitement.
La spécialisation des instruments pouvait permettre de prétendre atteindre les objectifs correspondants sans trop réfléchir aux dilemmes. Le grand défi des politiques publiques aujourd’hui est de ne plus laisser les priorités de l’action être déterminées au gré de la conjoncture et du traitement chronologique des problèmes quand ils apparaissent – et au détriment de la cohérence, mais d’orienter l’action en fonction de finalités sociétales qui s’imposent en amont, et de manier les instruments en cohérence avec elles. Ces finalités sont aujourd’hui pour moi la transition écologique et la réduction des inégalités.