La fiscalité peut-elle poursuivre des objectifs de santé publique ? C’est l’esprit de la fiscalité comportementale, un ensemble de taxes et impôts sur la consommation qui visent à détourner les consommateurs de pratiques jugées nocives (tabac, alcool, sucre, gras…), à l’origine de 137 000 décès prématurés en France chaque année. Ces mesures sont-elles efficaces ? Où se situe le curseur entre liberté individuelle et efficacité ? Nous avons rencontré Elisabeth Doineau, co-rapporteure avec Cathy Apourceau-Poly de la mission d’information du Sénat sur la fiscalité comportementale dans le domaine de la santé.
Cet article est extrait du quatrième numéro de la revue Mermoz, « Aux impôts, citoyens ! ».
Peut-on mesurer l’efficacité des différentes taxes comportementales ? Avez-vous des exemples concrets, en matière de santé par exemple ?
C’est ce que nous avons cherché à faire avec ce rapport, pour lequel nous avons auditionné près de 40 entités. L’évaluation de l’impact sur la consommation est assez simple, car on est sur un calcul d’élasticité-prix de la demande. Par exemple, dans le cas du tabac, on sait que si l’on augmente le prix de 1 %, la consommation diminue en moyenne de 0,4 %. Là où les choses sont plus compliquées, c’est pour estimer l’impact sur la santé publique car dans certains cas, ce n’est pas la consommation qui est la notion pertinente.
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« Évaluation du programme national de lutte contre le tabagisme en France », OCDE, 2023
Pour le tabagisme, par exemple, c’est davantage la prévalence du tabagisme quotidien qui est pertinente. Il faut ensuite voir l’impact, l’évolution de cette prévalence sur les différentes pathologies. Une étude de l’OCDE1 publiée en 2023 a essayé d’évaluer l’impact des réformes de 2016-2020 en France, notamment la forte augmentation du prix des cigarettes via la fiscalité. Elle estime qu’au niveau de l’ensemble de la population française, y compris des non-fumeurs, l’espérance de vie augmente d’un peu plus d’un mois.
Dans le cas de l’alcool, le modèle de Sheffield, qui fait référence, a beaucoup été mis en avant dans le débat politique au Royaume-Uni pour la mise en place du prix minimum par unité d’alcool. L’Écosse, qui a mis en place cette mesure dès 2018, en a évalué les effets l’année dernière. La mortalité liée à l’alcool était estimée en baisse de 13 %.
Il faut retenir que plus on s’éloigne de l’impact basique sur la consommation et plus on cherche à mesurer l’impact sur la santé, moins on est précis.
On voit aussi dans le rapport que la consommation de tabac est très stable depuis les années 1970. Comment l’explique-t-on ?
Oui, on est à une prévalence d’environ 25 %, qui est assez stable. Mais si on regarde précisément, on voit quand même un impact à la baisse des hausses de prix au début des années 2000 et en 2018-2020. Pourquoi la prévalence stagne en France, alors qu’elle baisse dans quasiment tous les autres pays ? C’est une énigme. On peut soupçonner derrière des mécanismes sociologiques ou culturels. En revanche, il nous semble très important de regarder l’évolution de la prévalence du tabagisme quotidien chez les lycéens, puisqu’on est passé de 30 % en 2011 à 6 % en 2022. Comme les fumeurs en quasi-totalité commencent à fumer à cet âge-là, l’objectif est que les lycéens continuent de peu fumer, et on peut espérer que ça se diffusera dans la population par renouvellement générationnel. Et là, le coût des cigarettes joue un rôle essentiel, puisque les lycéens sont par nature très dépendants de ça. Il faut aussi être réactifs, pour taxer au même niveau toutes les nouveautés qui pourraient mettre le pied à l’étrier dans ces addictions.
Les médias n’ont retenu que notre préconisation d’une augmentation du prix du paquet jusqu’à 25 euros en 2040 mais cette proposition n’a de sens que si on travaille aussi sur la publicité, la communication, l’information et l’interdiction de vendre à des mineurs.
C’est pareil pour l’alcool. Les producteurs nous disent que la consommation de boissons alcoolisées a baissé de 70 % depuis les années 1950. Certes, mais on reste dans le peloton de tête ! Les vins sont très peu taxés et il faut savoir que 10 % de la population consomme presque 60 % du volume d’alcool. Il faut qu’en France, on apprenne à faire face à la réalité, à nos contradictions. Bien sûr, on peut avoir la liberté de mourir plus jeune à cause du au vin et du tabac, mais on n’est pas obligé de faire peser ça sur la société tout entière.
Vous venez de le pointer, on reproche à cette fiscalité d’empiéter sur la liberté individuelle. Est-ce le rôle de l’Etat que de déterminer quels comportements sont « bons » et « mauvais » pour un individu ?
A partir du moment où vous serez malade, vous n’interdirez personne de venir vous soigner. Et ça coûtera cher à tout le monde. A l’heure où les comptes de la Sécurité sociale sont dans le rouge, il est peut-être temps de se poser la question d’un autre comportement. Quand on regarde les données des autres pays de l’OCDE, franchement, on est mauvais en France en termes d’alcoolisme et de tabagisme. Il n’y a qu’à regarder les courbes. Le problème, à la fin, c’est toujours de savoir jusqu’où va sa liberté, si elle coûte à l’ensemble de la société. Les addictions, quelles qu’elles soient, sont des maladies ; « des chaines plutôt que des ailes ».
Au niveau économique, ces taxes auraient un effet récessif et pénaliseraient certaines filières (agricoles et agroalimentaires notamment) très puissantes en France avec, à la clé, perte de revenus et destructions d’emploi. Qu’en est-il ?
Dans le cas du tabac, il n’y a quasiment pas de production en France, donc le sujet ce sont les buralistes. Le rapport prend un peu de distance vis-à-vis de l’idée que la fiscalité comportementale serait à l’origine de la baisse du nombre de buralistes. Les produits du tabac représentent moins de la moitié de leur chiffre d’affaires aujourd’hui et une part encore plus faible en termes de bénéfices. Par ailleurs, normalement, la baisse de la consommation est plus que compensée par la hausse de prix.
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« Effets économiques et épidémiologiques de politiques de prix des boissons alcoolisées’, sous la direction de Fabrice Etilé, août 2022
En revanche, là où il y a un vrai impact, c’est dans la production de vin. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’en Europe aucun pays ne taxe le vin de manière symbolique, comme en France. Un rapport dirigé par le chercheur Fabrice Etilé2 a évalué la mise en place d’une taxe unique par unité d’alcool. Sa conclusion, dans le cas du vin, est sans appel : la production baisserait de près de 20 %. C’est pour cela que le rapport ne propose pas d’augmenter la fiscalité du vin. En revanche, l’instauration d’un prix minimum par unité d’alcool a comme avantage que certains producteurs pourraint vendre leur vin plus cher et donc augmenter leurs bénéfices. Il y aurait certes des perdants du côté des producteurs mais aussi des gagnants.
On voit que les taxes comportementales ont un effet sur le consommateur, mais qu’en est-il du producteur ?
Les producteurs s’imaginent que nous sommes là pour les pénaliser, mais pas du tout. On aimerait travailler plus en amont, réfléchir ensemble à la manière de maîtriser la consommation, et à améliorer la qualité du produit en terme de santé publique.
On reproche aussi à ces taxes de frapper indistinctement les ménages aisés et modestes, souvent les plus captifs de ces produits, creusant les inégalités. Comment faire en sorte d’introduire plus de « justice » dans ces taxes ?
C’est ce qu’on nous a beaucoup reproché quand on a lancé l’idée de faire un rapport sur ce sujet. On nous a dit : « vous allez encore augmenter les prix et ça va surtout peser sur ceux qui sont économiquement les plus faibles ». Oui mais inversement, est ce qu’on doit considérer que parce que ces ménages ont des revenus faibles il faut les laisser dégrader leur santé et mourir plus jeunes ? Il y a quelque chose d’inacceptable quand on inverse le problème.
C’est pour cela qu’il faut une vraie politique de prévention. On ne fait pas assez d’éducation à la santé, dès le plus jeune âge. La télévision et les réseaux sociaux peuvent être aussi de bons vecteurs. Aujourd’hui, ce sont des faux amis : il y a encore de la publicité pour les bonbons, pour les sirops, pour l’alcool et même, d’une façon détournée, pour la cigarette. Il faut que les enfants aussi puissent, dans l’éducation, trouver les bons réflexes. Mais surtout, en France, il faut arrêter de croire qu’on s’amuse si on a une cigarette au bec et un verre à la main. Il n’y a pas de politique efficace de prévention sans fiscalité et inversement.
La fiscalité comportementale est-elle amenée à se développer encore dans les prochaines années ? Dans quels domaines ?
Au-delà des domaines existants, il y a aussi tout ce qui est jeux et paris qui, quoi qu’on en pense, peuvent-être très addictifs. Je vois des gens qui dépensent leur salaire en début de mois sur les champs de course. Il y a de l’information et de l’accompagnement à faire, mais la fiscalité comportementale peut aussi aider. En matière écologique aussi, mais on sait ce qu’est devenue la taxe carbone. Il ne faut pas laisser penser que l’Etat met en place ces taxes juste parce qu’il a besoin d’argent.
C’est l’ambition qui a conduit ce rapport, avec le prisme de la santé publique, d’une vraie fiscalité éducative. En termes d’addiction, c’est sûr qu’il n’y a pas que les taxes qui aideront à changer les comportements. Je pense que c’est plus l’éducation, l’information, la communication. Mais il faut aussi que ceux qui produisent soient nos alliés et non pas des freins.