La crise générée par le Covid-19 a relancé le débat sur le recours à l’argent parachuté par « hélicoptère » pour soutenir la reprise économique, une fois passée la pandémie. Jean-Paul Pollin explique pourquoi le versement de sommes en liquides, directement aux consommateurs, est très loin d’être la solution miracle.
La faiblesse de l’inflation durant ces dernières années, en dépit de conditions de crédit très laxistes, a fait germer l’idée d’une distribution directe, et sans contrepartie, de monnaie banque centrale aux agents économiques, pour stimuler la croissance de la demande et du niveau des prix. Durant ces dernières semaines cette proposition a ressurgi et fait de nouveaux adeptes qui y voient une solution pour aider à sortir des dégâts que laissera la crise sanitaire.
Signalons d’abord que si l’on prête généralement à Milton Friedman la paternité de cette idée, ceci résulte d’un malentendu. Ce champion de l’hyper-libéralisme considérait que le libre jeu des marchés suffisait à assurer la régulation de l’économie, et il n’avait utilisé cette parabole que pour illustrer sa thèse sur l’origine exclusivement monétaire de l’inflation : une injection de monnaie (tombant du ciel) ne pouvait avoir qu’un effet inflationniste. Ajoutons que l’hélicoptère était là pour évacuer la question de la répartition de cette aubaine, puisqu’elle était ainsi distribuée de façon aléatoire. Friedman, du fait de son idéologie, ne voulait évidemment pas soustraire la répartition des richesses aux mécanismes de marché.
Cette remarque amène à évoquer un des aspects les plus critiquables de la proposition, car on ne peut la concevoir sans s’interroger sur la façon la plus juste de la mettre en pratique : il y a naturellement mieux à faire que d’offrir la même somme d’argent à chaque citoyen ou de tirer au sort les heureux bénéficiaires. On pourrait, par exemple, penser à s’en servir pour réduire des inégalités, compenser des pertes subies pendant la crise, ou encore récompenser des groupes mis à contribution durant cette période…
Or, des banques centrales, en principe indépendantes du pouvoir politique, n’ont aucune légitimité pour le faire. Seul l’Etat, au nom de la démocratie, a vocation à décider en ce domaine. On imagine ce qu’il en serait si l’on confiait à la BCE cette mission pour la zone euro.
Au demeurant, rien ne dit que l’urgence de l’après-crise sera d’augmenter le pouvoir d’achat pour stimuler la consommation. La sortie du confinement y contribuera sans doute dans un premier temps. Mais surtout, confrontée aux dommages causés à certaines activités de production et de commercialisation de biens de consommation, cette stimulation pourrait bien générer des tensions inflationnistes, au lieu du rebond attendu du niveau d’activité. La priorité consistera donc plutôt à réparer ces dommages, c’est-à-dire à soutenir des salariés, entreprises, indépendants… mis en difficulté. Redresser l’offre de biens et services est au moins aussi important que d’en redynamiser la demande.
Qui plus est, si cette crise doit constituer, comme certains le pensent et/ou le souhaitent, l’amorce d’une transformation de nos modes de production et de consommation, les investissements nécessaires seront considérables et pas seulement dans la transition écologique. Il va falloir aussi revoir le financement des services publics (notamment dans la santé et l’éducation), de l’habitat, de la relocalisation des chaines de valeurs… Ce qui constituera à la fois un soutien à la demande et une recomposition de l’offre.
Dans tous les cas, les Etats devront être à la manœuvre, sous une forme ou une autre. Ce qui implique qu’ils puissent s’affranchir de contraintes de déficits budgétaires devenues intenables, et que les banques centrales participent de façon plus ou moins directe aux financements des déficits en question. En dernier ressort il appartient à l’Etat d’être l’emprunteur et à la banque centrale d’être le prêteur.
En ce sens, remarquons qu’il revient au même que la banque centrale finance l’Etat en lui prêtant directement ou en rachetant sur le marché la dette qu’il aura émise. Il reste cependant à savoir si ce financement se fera par endettement (qui impliquera un remboursement) ou si la création monétaire à laquelle il donnera lieu sera sans contrepartie.
La différence semble a priori majeure, mais dans les faits tout dépendra, si endettement il y a, des conditions de taux et de durée auxquelles il sera contracté. Car lorsque ces conditions sont maintenues « hors marché » (rendues laxistes par l’intervention centrale) comme c’est aujourd’hui le cas, tout se passe comme si la valeur réelle des dettes publiques se trouvait réduite lors de leur achat ou rachat par la banque centrale ; donc comme si elles ne devaient être qu’en partie remboursées. Ce qui signifie que le prix en sera payé autrement par la collectivité, notamment par une baisse de rémunération de l’épargne.
Ceci pour expliquer qu’en toute hypothèse le surcroit d’endettement public généré par la crise ne sera sans doute pas remboursé (en valeur réelle) dans sa totalité. Ce que propose la fable de la « monnaie hélicoptère » n’est donc qu’une façon extrême de procéder selon cette voie. Mais la proposition n’a rien d’original dans son principe d’action et elle est inutilement restrictive dans ses modalités au regard de la gamme des solutions disponibles, dont certaines sont déjà activées.