Avec le débat sur la distribution de dividendes en cette période de crise, les marchés financiers sont sous les feux de l’actualité. Sur le fond, la crise est-elle correctement jaugée par les opérateurs boursiers ? Rien n’est moins sûr, estime Bertrand Jacquillat, qui analyse les composantes de la dynamique actuelle.
Pour beaucoup d’observateurs, les marchés n’ont pas encore pris la vraie mesure de la crise. Malgré l’ampleur de la récession, leur baisse d’environ -30% n’est pas aussi marquée que celles des crises précédentes (-69% lors de l’éclatement de la bulle internet, et -54% lors de la crise financière de 2008).
Rappelons que deux paramètres, et deux seulement, entrent en ligne de compte dans la valorisation d’une société : ses dividendes futurs et le taux auquel le marché les actualise. En temps normal, la somme des dividendes versés par les sociétés sur dix ans représente entre 20% et 30% de leur capitalisation boursière. Ainsi, pour que la chute des dividendes anticipés soit la seule explication de la baisse des marchés, encore faudrait-il que les entreprises ne versent aucun dividende au cours des dix prochaines années. Cela est tout sauf plausible.
Reste l’autre facteur de valorisation : les taux d’actualisation des opérateurs. Ceux-ci se sont fortement accrus, suite à la soudaine augmentation de leur aversion pour le risque, liée à l’incertitude quant aux possibles ravages sanitaires et économiques de la pandémie. Les marchés à terme de dividendes du CBOE à Chicago, qui cotent les dividendes qui seront versés dans un an, dans deux ans, etc., procurent des informations supplémentaires permettant de démêler cet écheveau.
Ainsi, au 10 avril dernier, les estimations de croissance des dividendes pour la seule année 2020 (par rapport à ceux de l’année 2019) sont de -27% pour les sociétés américaines, et de -37% pour les sociétés européennes. A l’horizon deux ans et par rapport à 2019, les chiffres sont respectivement de -45% et de -58%. Sur la base des relations observées par le passé entre croissance des dividendes et croissance du PNB, les chiffres de dividendes de 2020 traduisent des baisses respectives de PIB cette année dans les deux zones de -6,1% et -8,2%.
Ces signaux transmis par les marchés traduisent plusieurs choses. D’abord les injections massives de liquidités de toutes les banques centrales et les promesses budgétaires des gouvernements ont porté un coup de frein à la montée de l’aversion au risque des investisseurs, et ont contribué au redressement des marchés constaté depuis le début du mois d’avril. Elles ont par ailleurs favorisé le rebond des perspectives de distribution de dividendes au-delà de deux ans.
A cet égard, il est intéressant de comparer la situation actuelle à la crise financière de 2008. La chute des cours a été plus rapide mais de moindre ampleur en 2020 (pour l’instant), tandis que l’anticipation de chute à court terme des dividendes y est beaucoup plus marquée. Mais le phénomène de rattrapage est aussi beaucoup plus fort aujourd’hui que dans la crise précédente, avec une hausse violente des dividendes au-delà de 2022.
Peut-être ces anticipations traduisent-elles la croyance que la crise sanitaire a entraîné des modifications profondes et durables dans les comportements économiques, dans l’organisation du travail et des activités qui donneraient lieu à des gains importants de productivité dans les années futures.
Elles expliquent en partie le redressement des anticipations de flux sur le long terme. Tels sont les signaux qui émanent des marchés, et qui ne sont peut-être qu’une preuve supplémentaire de leur optimisme invétéré.