En plein cœur du XXIe siècle, la guerre que mène la Russie à l’Ukraine rappelle l’impérieuse nécessité pour les États de maintenir un système de défense optimum et réactif. D’autant que ce conflit s’ajoute à une série grandissante de tensions géopolitiques et géostratégiques partout dans le monde.
Tirant les enseignements des récents affrontements planétaires, l’auteur de cette note recense les points stratégiques et technologiques aujourd’hui incontournables pour tout pays qui veut se défendre et assurer la paix. Les nouveaux types de guerre et de capacités imposent aux Etats la révision de programmes majeurs.
Renseignement, communication, nouvelles technologies, planification, achats de matériels, budgets… la liste est loin d’être exhaustive. André Loesekrug-Pietri livre ici, sans parti-pris, une revue complète de la stratégie à mener, de la philosophie de l’action à son application. Feuille de route précieuse dans le contexte actuel.
Introduction & resumé
Si vis pacem, para bellum.
Si tu veux la paix, prépare la guerre.
Depuis la chute du mur de Berlin et la «fin de l’histoire», la plupart des pays occidentaux semblaient avoir une politique de défense adaptée aux missions de maintien de la paix ou aux opérations militaires – en dehors de l’Europe.
La guerre contre l’État Islamique et l’augmentation du risque terroriste porté au sein de nos pays avait déjà fait apparaitre une évolution vers une plus grande corrélation entre sécurité extérieure et intérieure — le fameux « continuum de sécurité ».
La croissance des tensions entre les États-Unis et la Chine, symbolisé par le pivot vers l’Asie de l’Amérique, et accéléré par une Chine plus agressive sur tous les plans internationaux, et qui a réussi sa reprise en main de Hong-Kong, a été un des déclencheurs d’une fragmentation du monde, qui a commencé par les sphères économiques et technologiques.
La pandémie de Covid-19 n’a fait que révéler l’incapacité du cadre multilatéral à contrer des forces centrifuges croissantes et où les chocs de valeurs et la projection de puissance révèlent un affrontement de plus en plus évident entre systèmes de valeurs que tout oppose.
Le retour de la guerre en Europe avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier, qui n’est pas le choc tant souligné car l’annexion de la Crimée en 2014 (ou même le siège d’Alep) était déjà un signe plus qu’annonciateur, appelle à une remise en question très large de nos doctrines, de notre capacité d’anticipation, de nos grands programmes et de nos coopérations.
Cette note analyse les domaines de la défense qui sont à renforcer sans attendre, et notamment nos capacités des communications et d’interopérabilité, notre capacité de déni d’accès et notre capacité de commandement (C2). Nous analyserons dans une deuxième partie les nombreux sujets qui nous semblent devoir faire l’objet d’une refonte majeure, et notamment les nouveaux types de conflits combinant guerre à haute intensité et hybride, la révolution en cours du renseignement et la nécessité de revoir notre programmation et notre capacité d’anticipation sauf à être de plus en plus en réactif par rapport aux crises du 21ème siècle. Enfin, la dernière partie traitera de la nécessaire évolution de nos doctrines, que ce soit le domaine de la dissuasion, les ruptures amenées par les technologiques émergentes et la sphère informationnelle et cognitive, et enfin le concept de conflit total incluant conflit armé bien entendu, mais aussi guerre économique, idéologique et informationnelle pour lesquelles nos sociétés occidentales ne sont plus armées.
L’impact de cette accélération géopolitique sans pareille aura un impact majeur sur la structuration de nos sociétés, de nos chaines d’approvisionnements et de nos économies.
Ce document ne fournit pas de réponses définitives aux décideurs politiques. Mais maintenant que la guerre est de retour en Europe, il est également temps pour les Européens de prendre à nouveau des décisions fortes et des actions décisives. Les nuages noirs actifs au Donbass qui s’accumulent aussi du côté du détroit de Taïwan doivent nous appeler à une action stratégique, vigoureuse et rapide.
Domaines à renforcer
La guerre en Ukraine a accéléré la prise de conscience déjà gagnée en Afghanistan ou dans le conflit du haut Karabakh que « masse » et haute technologie n’étaient pas contradictoires mais au contraire à voir en grande complémentarité, le dénominateur commun étant l’agilité et l’anticipation, en termes de développement et d’emploi.
L’A2AD (Anti Access, Area Denial), déni d’accès et interdiction de zone, est devenu un élément clé, qui a changé la face du conflit syrien en remettant en cause la supériorité aérienne qui a été depuis longtemps un éléments clé de supériorité occidentale, notamment depuis la première guerre du golfe. Les systèmes russes S300 et S400 avaient permis au régime de Bachar Al Assad de continuer sa sinistre entreprise, mais a permis aussi à l’Ukraine, disposant d’une centaine de batteries S300 au début du conflit, d’éviter la maitrise du ciel par les Russes. Dans ce contexte, les drones turcs Bayraktar, proposés jusqu’à 2 millions de dollars l’unité, ont démontré leur utilité opérationnelle à la fois dans le Haut Karabakh et en Ukraine. Ils remettent en question le concept de l’Eurodrone, projet franco-allemand maintes fois retardé et dont le coût est estimé à 100 millions pièces pour une utilisation dans les forces au plus tôt en… 2029, et qui est également un drone MALE – Moyenne Altitude, Longue Endurance. Certes les performances théoriques de l’Eurodrone seront supérieures – ce qui reste à prouver en 2029 — mais surtout le différentiel de coût permettrait à budget constant une utilisation plus massive dans des zones contestées. Cela soulève plus généralement la question du rapport coût-bénéfice de disposer de nombreuses armes à un coût relativement faible, plutôt que d’une poignée d’outils de pointe et coûteux (comme le F-35).
Par ailleurs, la guerre semble avoir accru la pertinence de la défense en essaim/anti-essaim, bien qu’elle n’en soit encore qu’à ses débuts, au risque d’attaques de saturation de la défense. Les systèmes d’interception, adaptés aux essaims et à l’hypersonique comme les armes à énergie dirigée, sont d’autres exemples d’armes défensives dans lesquelles il faut investir.
Les systèmes de communications sont devenus à la fois un élément clé de coordination et de projection sur les théâtres d’opérations, à la fois militaire et économique. Le rôle des satellites d’observation que ce soit pour la compréhension des chaines de valeur économique ou d’un champ de bataille est devenu central, avec l’essentiel des informations venant de constellations civiles comme Planet ou Maxar (90 satellites) qui bénéficient d’une résolution très fine, d’un temps de revisite court et d’une capacité de traitement des images exceptionnelles. Les satellites d’observation jouent un rôle central et constituent l’une des rares sources d’informations fiables sur le champ de bataille.
Les constellations de communication ont un impact majeur sur la sauvegarde des réseaux de communication, et ont permis une véritable politique de projection et d’influence comme le montre l’utilisation de Starlink par le leadership ukrainien, en plus de la fonction de sauvegarde des réseaux de communication de Kiev. Enfin, les câbles sous-marins sont apparus comme une vulnérabilité majeure pour les réseaux de communication, avec un risque réel de perturbation par les sous-marins et les robots sous-marins (ROVS).
Avec plus de 90% du trafic international transatlantique passant par quelques dizaines de câbles – sur un total mondial d’à peine 200 câbles – les vulnérabilités sont devenues éclatantes.
Le rôle clé du C2 « commandement et contrôle » confirme l’importance attachée par les armées occidentales au rôle essentiel de la coordination, compréhension des théâtres d’opérations et de la fusion des données. Le CPCO français en est une démonstration très positive. En contraste, l’absence de coordination coté russe – ce qui a aboutit a la nécessite pour de nombreux officiers supérieurs de « monter » au front et d’y être exposés – a démontré les failles béantes de leur système de communication cryptée et de coordination entre brigades opérationnelles, mais aussi entre le front et le soutien sur des lignes logistiques qui se sont vite allongées. L’intégration du commandement et du contrôle (C2) avec une fusion avancée des données entre l’observation, le commandement, la connaissance de la situation, le renseignement et l’OSINT (renseignement utilisant des sources ouvertes) est considérée comme une grave lacune du côté russe.
La fusion de données de plus en plus hétérogène et nombreuses va rendre l’utilisation de capacités de traitement automatique, d’analyse cognitive et de construction de scenarii anticipatifs par intelligence artificielle un élément clé de la capacité de nos forces et de nos dirigeants politiques à éviter d’être réactifs lors des crises futures. Cette fusion des données à la fois numérique et terrain a probablement permis au renseignement des États-Unis et du Royaume-Uni de mieux prédire l’invasion russe, par rapport à l’Italie, la France et l’Allemagne, qui pensaient que c’était du bluff. Mais outre les agences contrôlées par l’État, le renseignement est désormais de plus en plus alimenté par les informations ouvertes, avec l’intégration de l’Open Source Intelligence (OSINT)- qui peut jouer un rôle clé dans le filtrage des données, le pillage et la désinformation, et dans la connaissance de la situation.
Il faut également noter une utilisation de plus en plus offensive du renseignement comme on a pu le voir avec les États divulguant beaucoup plus d’information au grand public, pour avoir un impact sur le cours des choses et justifier leur activité (voir ci-dessous la « Doctrine Biden »), mais aussi une porosité avec les entreprises privées qui permettent au grand public d’accéder à de nouvelles données (Google Maps ayant décidé mi-avril 2022 de déflouter les bases militaires russes).
L’interopérabilité. Côté occidental, le C2 est également clé pour permettre l’interopérabilité des différentes armées, essentiel dans un contexte de guerre d’usure et de grande attrition des ressources en hommes et en munitions. Cette interopérabilité doit être au cœur des développements futurs de systèmes d’armes et ne doit pas être laissée aux matériels américains sous peine de voir « l’effet F35 » se multiplier pour un grand nombre de capacités (le fait de voir de nombreux pays européens acquérir des F35 pour s’intégrer au système de défense américain). Par ailleurs, il faut intégrer des domaines beaucoup plus larges dans le C2, et notamment les chaines de valeurs économiques et la guerre informationnelle qui jouent un rôle de plus en plus déterminant et ne peuvent plus être considérés comme des domaines distincts. La position de faiblesse française sur les réseaux sociaux de la Bande Sahélo Sahélienne a activement contribué à la pression croissante en vue d’un retrait.
Enfin l’interopérabilité est également essentielle car elle permet à des coalitions d’avoir un système global beaucoup plus résilient que la simple juxtaposition des capacités, pour supporter des conflits de longue durée qui érodent nos réserves (des munitions aux personnels en passant par l’énergie). Sur les réseaux énergétiques également, le fait que l’Ukraine et la Moldavie aient pu être connectées beaucoup plus rapidement aux réseaux énergétiques de l’UE les a rendues soudainement moins dépendantes stratégiquement de la Russie. Mais cela a également montré que dans une guerre hybride, la sécurité énergétique est essentielle : pour les pays en guerre, mais aussi pour les membres de l’OTAN qui ne sont pas directement impliqués dans le conflit.
Domaines susceptibles de faire l’objet d’une refonte majeure
Cette partie examinera les doctrines, les programmes spécifiques et les processus (en particulier les acquisitions et le maintien en condition opérationnelle MCO) qui sont mûrs pour une révision majeure en cette ère technologique et hybride. Nous nous concentrerons également sur les programmes d’armement, sur les ruptures technologiques car les systèmes d’armes peuvent rapidement devenir obsolètes et les compétences se perdre, en particulier lorsque les armées sont sous-financées (comme certains pays européens l’apprennent à leurs dépens). Nous nous pencherons enfin sur le rôle clé du renseignement dans un monde fragmenté, et sur la nécessité de reprendre entièrement nos processus d’achat et de planification dans un monde de plus en plus incertain où prévision stratégique, maniabilité et vitesse d’exécution sont plus critiques que jamais.
Nouveau type de guerre et de capacités. Même si de nombreux concepts existent depuis très longtemps dans l’Art de la Guerre, il est frappant de constater l’évolution radicale de certains aspects des conflits et l’urgence de revoir intégralement certaines de nos capacités.
La guerre de communication et la conquête des médias sociaux et de l’opinion publique changent radicalement la donne et donne des résultats très concrets sur le terrain, comme on a pu le constater avec l’offensive massive du Président ukrainien qui a réussi en peu de temps à créer une coalition encore improbable voici quelques mois, à renfort de déclarations symboliques, de réseaux sociaux omniprésents, et surtout de prestations vidéo ciselées pour chacun de ses auditoires. Il est aujourd’hui partie intégrante de toute réunion internationale digne de ce nom, que ce soit le G7, le Conseil Européen, le Conseil de Sécurité de l’ONU ou le Forum Mondial de Davos ou les Festivals de Cannes ou de Glastonbury. Cette offensive s’est traduite de manière très tangible en augmentation de la combativité des Ukrainiens, de livraisons massives d’armements, de renforcements humains et de formation, en soutien diplomatique et surtout de sanctions diplomatiques – mettant la pression sur les États (comme l’Allemagne) ou les entreprises (comme Nestlé ou TotalEnergies) encore récalcitrantes à couper les ponts avec la Russie. A contrario, la « non-communication » ou les échecs de communication (comme le retrait considéré comme « raté » des Américains en Afghanistan) amplifient la perception de défaite. La communication demeure ainsi un élément clé pour forger un sentiment de victoire, ou d’insuccès.
Le conflit ukrainien, mais d’une certaine façon le conflit en BSS, illustrent ce concept de guerre totale, dont le champ de bataille ne se limite pas aux plaines du Donbass ou les dunes du Ténéré, mais aussi sur le front économique, financier et des matières premières, ainsi que dans la sphère informationnelle, des médias et des réseaux sociaux. Nous devons impérativement renforcer nos capacités des guerre cognitives et de projection de nos valeurs et de nos objectifs : le fait que RT ait pu diffuser librement depuis des années et que la seule réponse ait été une interdiction après l’invasion de l’Ukraine est un échec à la fois en termes d’anticipation et en termes de créativité quant aux contre-mesures. Le fiasco malien, malgré nos immenses efforts en moyens humains, financiers et diplomatiques, ainsi que le sacrifice d’une soixantaine de nos soldats et de nombreux blessés, doit nous faire réfléchir quant à notre capacité de guerre informationnelle, d’influence et cognitive. Les compétences de communication, pourtant fortement augmentés, sont restées dans l’information et le « broadcast », à un moment où on a plus encore besoin de capacité de riposte rapide (à l’image de ce qu’on peut voir dans les campagnes électorales) et surtout de capacités de dialogue local et proactif, qui ne verserait pas dans la propagande rapidement contreproductive notamment vis-à-vis d’adversaires d’apparence plus faible.
La toute nouvelle utilisation du renseignement et la capacité de rapidement déclassifier des informations dans un objectif d’influence, que ce soit de ses alliés ou de mise en garde de ses ennemis a été utilisée de manière réussie par les Américains dans les mois qui ont précédé l’invasion russe. On peut vraiment parler d’une nouvelle doctrine et cela appelle à un changement radical en matière de classification, de partage, et d’utilisation de ces informations par le pouvoir politique.
Plus largement, on assiste à une transformation générale de la société dont tous les secteurs sont susceptibles d’être manipulés ou utilisés comme des cibles ou des leviers de coercition : minorités, infrastructures critiques, partenaires commerciaux, alliances politiques, zones économiques exclusives, ressources agricoles, installations nucléaires civiles (dont on voit comment l’occupation de Tchernobyl ou le bombardement à proximité de la centrale de Zaporijjia a pu être utilisé pour augmenter la pression sur les occidentaux).
Il s’agit d’en tirer une question fondamentale : nos sociétés sont-elles mobilisables à la même vitesse et avec la même envergure que l’Ukraine a pu le faire – ayant bénéficié de 8 ans de « réparation » depuis l’invasion de la Crimée. Nos opinions publiques sont-elles prêtes ? Des sondages à Taïwan montrent que la volonté de s’engager pour « défendre la patrie » a presque doublé de 40 à 65% en quelques mois depuis l’invasion de l’Ukraine et sont plutôt rassurants – et une mauvaise nouvelle pour la Chine qui, comme pour Hong-Kong, comptait jusqu’à il y a quelques mois sur une prise de contrôle progressive.
Enfin, nous devons radicalement monter en compétence que ce soit sur les attaques « oubliées » ou considérées comme lignes rouges mais dont on s’aperçoit qu’elles ne sont plus aussi impossibles : les attaques chimiques, biologiques et nucléaires. On pensait être bien armés pour lutter contre le bioterrorisme dans les années 2000, mais la pandémie Covid-19 a montré que ces capacités étaient au mieux très insuffisantes. Il faut également développer de nouveaux outils pour traquer les organisations officieusement affiliées à un État (Wagner, Azov) et mettre à jour les capacités de renseignement pour mieux les suivre, ainsi que la législation internationale pour rendre les États responsables si nécessaire. Nous semblons aujourd’hui naviguer dans un brouillard coupable qui nous fait perdre l’avantage sur le terrain (Mali, Ukraine).
Les programmes majeurs doivent être très rapidement revus a la lumière de ces bouleversements. Le système européen de combat aérien futur (FCAS/SCAF) aurait besoin d’une révision importante à la fois à la lumière d’un rôle accru des systèmes antimissiles, de l’antiaérien léger (« Stinger ») et de l’importance de l’interopérabilité et des capacités nucléaires (« F35 »). Le fait que le rôle de l’armée de l’air ait été minime pour l’instant en Ukraine devrait nous faire réfléchir au type de plateforme approprié pour la domination aérienne future. Puisque la mission de dissuasion aéroportée va probablement se poursuivre en France, il y aura très probablement une version « à capacité nucléaire » du FCAS, dont les bases sont à poser très rapidement vu qu’aujourd’hui l’interopérabilité OTAN devient un outil décisif comme en témoigne la décision allemande de s’équiper de 35 F35.
Dans le domaine maritime, qui voit actuellement une augmentation massive des capacités au niveau mondial, et notamment en Asie avec la Chine qui s’équipe d’une flotte française de plus tous les 3 ans et qui dépasse à présent la flotte américaine en terme de nombre de bâtiments, il faut repenser le rôle central des grands bâtiments comme les frégates ou les porte-avions au vu de ce qui est arrivé au croiseur Moskva, détruit par deux missiles anti- navires Neptune relativement simples de fabrication ukrainienne — et surtout repenser leur protection. L’utilisation de flottilles de bateaux par la Chine que ce soit en mer de Chine ou dans les zones de pêche au niveau mondial revient à une utilisation nouvelle de véritables essaims aptes à percer les défenses traditionnelles.
Nos systèmes spatiaux doivent être également revus à l’aune des nouvelles capacités qui se développent rapidement : le tir anti- satellite (ASAT) russe du 15 novembre 2021 met en lumière que seule l’Europe ne possède aujourd’hui pas de capacité de destruction de satellites depuis la terre et donc d’une véritable arme de dissuasion. Les missiles hypersoniques, même s‘ils ne représentent pas une rupture a proprement dit, soulignent l’importance d’une capacité de défense antimissile aujourd’hui cruellement absente de la panoplie souveraine du vieux continent. La dépendance de nos satellites les plus sensibles (comme les satellites d’observations militaires français CSO3) aux lanceurs Soyouz soulignent également l’absence d’anticipation stratégique européenne, tout comme les communications satellitaires sécurisées – en plus du point Starlink évoqué précédemment. Pour autant il faudra viser la prochaine génération technologique sauf à courir le risque de faire un système Starlink ou Kuiper mais avec 5 ans de retard ce qui est une éternité en termes de développement technologique. Concentrant l’observation spatiale, même si on peut légitimement être fiers du système Copernicus d’observation de la terre, sa résolution de 1 à 4 mètres, même s’il elle couvre un spectre de fréquence plus large, ne rivalise plus avec les résolutions des constellations américaines et chinoises. Enfin, notre dépendance pour la gestion du trafic spatial – la capacité d’appréhender ce qui tourne autour de nos têtes – est aujourd’hui presque totale, les Européens ne suivant qu’environ 10% des objets en orbite, dépendance qui va s’accroitre avec l’augmentation exponentielle du nombre de lancements.
Malgré le volontarisme du nouveau patron de l’ESA et la bonne exécution du programme Copernicus (qui a fait suite aux graves dysfonctionnements du système de positionnement (GNSS) Galileo qui n’est toujours pas pleinement opérationnel), les errements européens en matière spatiale, le long déni sur les lanceurs réutilisables, les graves divergences franco-allemandes sur les lanceurs, la règle de retour géographique, la fragmentation des responsabilités avec la création d’une nouvelle entité reliée à la Commission européenne (EUSPA) basée à Prague ne font que rajouter de la complexité à un domaine qui a au contraire besoin d’agilité et d’une vision claire. Nous n’avons qu’à nous en prendre à nous-mêmes de devenir petit à petit écartés du jeu spatial. Une stratégie volontaire serait de réformer complètement le processus d’achat pour accélérer et améliorer l’innovation et les performances, de concentrer les efforts sur quelques programmes stratégiques comme l’observation, les constellations de nouvelles générations, les satellites reprogrammables, la propulsion exo atmosphérique notamment. Et de considérer la vitesse de mise en œuvre comme un des facteurs clés dans tout programme.
La cybersécurité présente un tableau similaire même si ici les talents sont éparpillés entre 27 entités nationales et 27 écosystèmes différentes, et un régulateur européen l’ENISA doté de peu de moyens qui s’efforce tant bien que mal à réaliser des exercices grandeur nature, mais serait peu capable de coordonner la réponse à une agression coordonnée à l’échelle continentale. Il semble en effet peu probable que nous soyons en Europe capables de rapidement remonter les filières comme l’avaient fait les autorités américaines suite à l’attaque Solarwinds, qui avaient ainsi rapidement limiter la propagation de l’infection. Il est impératif d’aller beaucoup vite dans la création d’un CERT européen unique et d’accélérer sur les exercices grandeur nature avec des scenarii catastrophiques comme un blackout énergétique ou une attaque destructive sur des bases de données critiques (contrôle aérien, santé, systèmes financiers).
Enfin les ruptures technologiques vont bouleverser certains domaines de la défense et plus généralement la sécurité nationale. A commencer par les drones, où l’emploi de plus en plus généralisé de drones civil type DJI chinois en zones de conflit ou par des groupes terroristes et le succès du Bayraktar turc développé en un succès mondial en moins de 10 ans impressionnent à la fois par leurs performances, leur rapidité de développement et leur fiabilité. Les munitions rodeuses (loitering munitions) dont nous « découvrons » l’utilité sont en développement depuis 10 ans et sont le symbole d’un échec assez flagrant de notre capacité de prospective. La convergence voire la fusion de la cybersécurité et de l’intelligence artificielle vont automatiser la détection d’attaques (thread detection), améliorer la capacité centrale d’attribution, tout comme la capacité à répondre en temps réel (HackBack) même si ce sujet reste encore un tabou des doctrines occidentales (la stratégie « defending forward » américaine s’en rapprochant le plus). Les bouchées doubles que mettent les USA sur les systèmes hypersoniques (3 sont actuellement en test) et les systèmes antimissiles capables d’y faire face (successeur du Patriot et du plus récent THAAD) sont une réaction directe au choc provoqué par la présentation lors de la fête nationale du 1er octobre 2019 des planeurs hypersoniques DF17 chinois et la performance des systèmes S300/S400 en Syrie. L’Europe en a pris conscience mais reste épouvantablement lente et peu proactive en la matière, et ne commence à réaliser son erreur qu’en ce moment où l’on se rappelle que l’enclave de Kaliningrad n’est qu’à 2000 km de la plupart des grandes capitales – et donc à quelques minutes pour les systèmes hypersoniques Iskander-M et Kinzhal, ce qui a été largement mis en scène sur la télévision russe à heure de grande écoute.
Le renseignement est également un domaine à revoir profondément pour renforcer considérablement nos capacités d’évaluation. L’imprécision de l’estimation des capacités des autres forces a conduit à une mauvaise compréhension de l’état réel de l’armée russe, potentiellement fortement handicapée par la corruption et l’utilisation de concept d’emploi dépassés. Est- ce que nous avons une suffisamment bonne coordination avec nos alliés de l’OTAN et de l’UE pour utiliser pleinement les signaux forts ou faibles venant de chez eux ? Comment se fait-il que les analyses venant des pays baltes et pourtant explicites sur les intentions russes n’aient pas été utilisés ? Comment est-on arrivés à des conclusions radicalement différentes entre services d’Europe continentale et d’autre part les États-Unis/le Royaume Uni, a fortiori avec ces derniers rendant publique leur analyse d’une attaque prochaine. Par ailleurs, il devient de plus en plus indispensable d’intégrer le renseignement civil et militaire dans un environnement de « guerre totale » et de guerre « multi-domaine » évoquée plus haut. La fonction d’intégration devra s’appuyer sur une forte capacité humaine mais aussi technologique de tri et de fusion des données et d’élaboration de scenarii prospectifs.
Deux enjeux clés découlent de ces enjeux d’organisation et d’efficacité de nos capacités de renseignement : avons-nous une bonne capacité d’estimation des autres forces ? C’est ici un échec quasi unanime des services occidentaux que d’avoir surestimé les véritables capacités militaires russes. Quand on y regarde de plus près, on aurait pu pourtant déceler les enjeux de corruption vidant une partie des budgets de leur substance, la faible priorité accordée au C2 qui se révèle le talon d’Achille de leur offensive. Comment éviter de se faire influencer par la guerre cognitive qui bat son plein depuis quelques années avec notamment la musique régulière entendue sur les armes spéciales de Vladimir Poutine et qui se révèlent inefficaces jusqu’à présent. Si on examine l’enjeu chinois, combien sommes-nous influencés – par eux voire par nos alliés américains – par leur soi-disant supériorité dans le domaine de l’intelligence artificielle ? Leur marine est-elle vraiment aussi puissante que le nombre de bâtiment le sous-entendrait ? L’absence de véritable manœuvres internationales n’est-elle pas un vrai frein aux capacités de la Chine à se mesurer « en vrai » à d’autres puissances ? Ce changement dans l’évaluation des autres puissances militaires signifie également une meilleure prise en compte des organisations officieusement affiliées à l’État (comme Wagner ou Azov, voire les diasporas dans de nombreux pays). Et enfin, que dire de l’évaluation de nos propres capacités ? Avons- nous une estimation correcte de nos propres capacités à mener un conflit de haute intensité ? Le chef d’état-major de l’armée de terre allemand, sous le choc de l’invasion le 24 février, s’en ouvrait de manière – apparemment – très spontanée par un post tout à fait singulier le jour même en déclarant que son armée était « à nu » et qu’il « n’avait pas d’options à proposer au politique ». Un aveu d’impuissance qui a provoqué un électrochoc outre-rhin.
La question de l’autoévaluation de nos propres forces doit cependant nous rappeler que les armées occidentales disposent d’un avantage indéniable sur les forces chinoises ou russes, à savoir que les armées de l’OTAN s’exercent régulièrement et peuvent plus facilement estimer leurs forces et faiblesses par rapport aux autres forces de l’Alliance ; à l’opposé, la Chine et la Russie mènent peu (ou pas) d’exercices militaires conjointement à d’autres armées étrangères, et sont souvent dans l’impossibilité de bien mesurer leur propre force.
Enfin, il s’agit de comprendre et mettre à jour en permanence nos dépendances en matière de matières premières et économiques et élaborer des plans d’urgence afin de sortir rapidement de ces dépendances si nécessaire. La dépendance allemande et européenne vis-à-vis du gaz russe aurait dû être traitée comme un sujet de souveraineté et de sécurité nationale, a fortiori quand il touche la totalité de la chaine de valeur, de l’approvisionnement au stockage. La dépendance actuelle de nos pays en fourniture d’uranium ou de métaux critiques pour les moteurs électriques, les pièces « durcies », les systèmes de guidage de missiles et les membranes, est le symbole d’une trop faible coordination entre public et privé et d’une prise de conscience trop tardive de la capacité d’utilisation coercitive de ces ressources. Or l’épisode de 2010 où la Chine avait bloqué les exportations de terres rares vers le Japon suite à un conflit diplomatique aurait dû, parmi d’autres épisodes, servir d’avertissement.
La conséquence en terme de planification et d’achat.
Compte tenu de ces nouveaux risques et opportunités, des changements d’organisation, ainsi qu’une bien meilleure utilisation de l’argent public dans un contexte budgétaire qui n’ira qu’en se tendant, sont nécessaires.
Il faut remettre en question la tendance actuelle à l’inflation des coûts et repenser radicalement la manière dont nous menons les programmes de défense. A l’image de ce qu’avait essayé de faire Will Roper, ancien ministre assistant de la défense US dans les 4 dernières années, les pouvoirs publics doivent investir dans les coûts non récurrents de développement, pour en échange obtenir des produits modulaires et évolutifs (« modèle Tesla »), ce qui permet de drastiquement réduire les coûts de maintenance et d’évolutivité. Évidemment cela se heurte à la situation actuelle de forte proximité entre acheteurs et grands industriels (les ‘primes’), même si l’intérêt de long terme de ces industriels est d’aller vers un système plus ouvert, à condition de veiller à notre souveraineté industrielle et stratégique. Cela doit conduire à changer complètement le concept de prime, dont la consolidation actuelle ne peut pas être sans effet sur leur capacité d’innovation, et permettra d’acheter beaucoup plus auprès d’acteurs plus petits et innovants. Le secteur du spatial ultra dominé par 3 acteurs est emblématique de cela. Pour autant, il faut se garder de la politique de communication actuelle toute tournée autour des startups car elle d’abord incohérente avec la réalité – 99% des achats publics vont aux grands groupes – et surtout n’adresse pas les vrais sujets qui sont de combiner innovation technologique, rapidité et maitrise de l’exécution des étapes clés, et agilité face aux évolutions inévitables du contexte stratégique et technologique. Il faut viser l’excellence, la souveraineté, et la rapidité.
Il faut également faire évoluer le sacro-saint concept de Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) qui a aujourd’hui tendance à figer les choses, à segmenter les industriels entre ceux de la défense et les autres, alors que la totalité des briques technologiques peuvent être considérées comme duales. Il faut éviter de mélanger dans les appels d’offres les critères de performance, de souveraineté et d’emploi ce qui aboutit dans la pratique a des performances parfois médiocres sur tous les plans, mais au contraire avoir des stratégies séparées sur ces trois légitimes objectifs de politique publique. Plus que d’arroser l’écosystème des start-ups en subventions ou en capital, ce qui est finalement une solution de facilité et pas très sophistiquée, il faut travailler le rôle stratégique des marchés publics afin de favoriser la rapidité et la concurrence autour des meilleurs produits et de réduire la durée et les coûts des programmes par un facteur de 2 à 3. Mais il est évidemment beaucoup plus difficile de mettre en place des processus d’achat plus ouverts aux nouveaux entrants, et avoir le courage de limiter drastiquement le principe de précaution et l’épée de Damoclès qui pèse sur les acheteurs qui n’achèteraient pas auprès de fournisseurs établis.
Dans un contexte de guerres de haute intensité et de conflits qui se prolongent, il faut produire en grande quantité, rapidement, et à faibles coûts, nos matériels et nos munitions pour éviter la solution du stockage, très couteux en termes d’immobilisation financière, de vieillissement de matériel, et de maintien en condition opérationnelle. Des stocks minimums sont clés pour faire face aux crises, mais on doit surtout penser dès la conception aux capacité industrielles et à une vision modernisée de la production. On peut aller jusqu’à parler d’une véritable révolution industrielle : montée en puissance rapide, automatisation, usines flexibles et reconfigurables, fabrication additive, intégration verticale dans certains cas (à l’instar de SpaceX). Cela doit se faire en parallèle avec l’architecture des nouveaux systèmes d’armes, et donne de nouveaux défis mais aussi des perspectives à la fois aux grands acteurs mais aussi aux nouveaux entrants susceptibles de revoir radicalement les processus.
Il convient de créer davantage d’alliances en matière de R&D, et s’inspirer en Europe de ce sur quoi travaillent aujourd’hui les États- Unis, le Royaume-Uni et l’Australie dans le domaine de l’intelligence artificielle, et maintenant dans celui des armes hypersoniques (le volet peu évoqué de l’accord avec l’Australie, probablement beaucoup plus important que le volet largement commenté des sous-marins). Les coopérations européennes doivent se départir de leur caractère extrêmement bureaucratique dont l’échec patent du drone MALE est un symbole. Cela implique un renforcement considérable de la capacité des acheteurs et leur focalisation non sur la spécification à outrance, de plus en plus contradictoire avec une forte agilité, mais sur la capacité d’exécution rapide des fournisseurs, leur capacité de créer des systèmes évolutifs et d’intégrer les dernières évolutions stratégiques et technologiques.
Cela pose enfin la question de notre capacité de programmation et de prospective, posés dans nos Livres Blancs et nos Lois de programmation militaires. Le dernier livre blanc date de 2013 et ne prend pas en compte l’évolution très significative du monde. Il semble indispensable de renverser les processus actuels et de revenir à des livres blancs qui posent un certain nombre de grands objectifs stratégiques et de long terme, tout en permettant à ce document d’être révisé de manière très régulière tous les six mois – au plus – pour pouvoir intégrer les évolutions très rapides du champ conflictuel et géopolitique, et ne pas risquer de surprise stratégique. Il s’agirait de permettre en même temps la sanctuarisation de budgets long terme, qui fait la force des budgets militaires dans nos démocraties, tout en les soumettant régulièrement au test de leur pertinence stratégique. L’augmentation d’efficacité en découlant devra permettre d’avoir un large spectre de capacités et l’excédent consacré à préparer l’imprévisible, d’envisager de nombreux scenarii, d’expérimenter massivement que ce soit en termes de capacités, de technologies ou de processus.
Enfin, le sujet du recrutement dans un contexte de guerre des talents, de sophistication croissante des systèmes d’armes, de conflits multi-domaines faisant appel à des compétences cognitives, de leadership et interdisciplinaires croissantes, est central pour permettre cette transition stratégique et technologique majeure. La simplification massive des processus de recrutement devra aller de pair avec une grande facilité d’aller-retour entre vie civile et vie militaire comme on peut en voir l’efficacité en Israël, et notamment dans un secteur très contraint en ressources humaines comme la cyber. Le rôle de la réserve opérationnelle, dans un contexte de forte recherche de sens et d’engagement par bon nombre de nos concitoyens, jeunes et moins jeunes doit être massivement développé – alors qu’aujourd’hui c’est un véritable parcours du combattant pour l’intégrer, privant ainsi nos armées de compétences clés.
Questions stratégiques ouvertes
Ce n’est pas seulement la puissance de feu ou les avancées technologiques qui font la puissance militaire d’un pays – sinon, la Russie aurait facilement gagné contre l’Ukraine. Au contraire, les dernières avancées stratégiques ont montré qu’il est plus important que jamais pour une puissance militaire d’avoir des objectifs et des options clairs pour les grandes questions stratégiques actuelles (armes nucléaires tactiques, Taïwan, guerre de l’information et d’opinion, politique d’exportation, interopérabilité, guerre à bas prix) afin d’aligner sa stratégie et ses tactiques de manière cohérente et efficace.
Parmi les principales questions ouvertes se posent naturellement les grandes questions de doctrine, et notamment d’emploi des armes nucléaires. Le conflit ukrainien a ceci de notable que de nombreuses lignes rouges ont été piétinées : non-respect de frontières internationales, agression militaire caractérisée, agitation de la menace nucléaire.
Nous devons nous préparer à ce qui était encore impensable il y a quelques mois. Quelle réaction en cas d’utilisation de petites armes nucléaires tactiques ? Quelle réaction en cas d’attaque sur nos propres pays alors que nous nous étions entièrement concentrés sur les interventions extérieures depuis 25 ans ? Quelles lignes rouges, et lesquelles rendre publiques/lesquelles garder secrètes ? Jusqu’où doit on rester fidèle au concept d’incertitude stratégique dont on voit que les États-Unis se sont écartés sur Taïwan ? Sur quel terrain devrons continuer à intervenir (Sahel, Moyen Orient, cyber) ou quels terrains investir (destruction de satellites, cyberattaque massive, manipulation de réfugiés du Moyen-Orient comme l’a fait la Biélorussie, détournement d’avion) ? Comment nous préparons nous à tous les scénarii pour Taïwan, à la fois sur le plan purement militaire et sur les conséquences économiques cataclysmiques en résultant.
Un deuxième grand volet concerne notre stratégie d’alliances. Dans quelle mesure l’Europe doit-elle s’aligner sur les États- Unis ? L’Alliance atlantique doit-elle être renforcée, ou les Européens doivent-ils éviter de s’inscrire dans une nouvelle mentalité de Guerre froide. L’alignement actuel sur les positions américaines renforce elle ou fragilise t-elle l’Europe sur le long terme ? La réponse n’est pas du tout évidente et requiert une capacité d’anticipation puissante.
Les stratégies militaires sont en bouleversement, avec l’apparition rapide de nouveaux domaines d’opérations : le cyber et le spatial sont devenus des domaines d’opérations de l’OTAN en 2016 et en 2019, en plus des domaines air, mer et terre, et on peut imaginer que la supériorité aérienne, jusqu’à présent condition essentielle de victoire, puisse laisser place à une supériorité cyber ou une supériorité spatiale bien plus importante, mais dont les doctrines d’emploi restent à préciser tant ils sont nouveaux et en plein développement en termes de compétences et de capacités. Il est également déjà question d’un potentiel 6ème domaine qui est celui le domaine cognitif.
Par ailleurs, les choix technologiques qui sont devant nous sont majeurs : les armes hypersoniques (permettant une première frappe) et les capteurs quantiques ou de particules (permettant d’identifier la localisation des sous-marins) vont-ils être une rupture majeure pour notre doctrine de dissuasion ? La destruction d’une partie significative de la cavalerie russe signifie t’elle la fin du modèle de char piloté tel que nous le connaissons et qui constitue un pan majeur de notre armée de terre ? Les drones vont-ils changer la donne dans les combats de ville ? L’absence d’attaques cyber de grande ampleur révèle-t-elle une surévaluation de la menace ? Le cheapfare et l’accès facilité aux drones, aux systèmes antichars, à l’IA ou au cyber facilite t-il l’attaquant ou le défenseur ?
Enfin la notion de guerre totale, étendue au champ civil, va beaucoup plus loin que les concepts actuels de conflit multi- domaines sur lesquels l’OTAN a bâti son nouveau concept stratégique présenté lors du Sommet de Madrid. Comment se préparer à une « guerre totale », où la résistance civile joue un rôle essentiel ? Comment intégrer les « armes » militaires et économiques, et intégrer les sanctions dans le concept de défense ? Comment intégrer la politique d’exportation dans un concept stratégique solide sur le long terme, et faire face à des retournements d’alliances ? La notion d’extraterritorialité, que l’on connait déjà avec les normes ITAR américaine, doit-elle être étendu à tous les domaines économiques, des investissement internationaux, voire des ressources humaines ? Comment avoir une image en temps réel des réelles dépendances quand les disciplines se croisent, les interactions physiques et digitales se multiplient et parallèlement l’accès à l’information se fragmente avec un réel risque de cône d’aveuglement sur certaines situations (on pense notamment à la Chine).
Il est facile de laisser ces questions sans réponses, mais le prix à payer d’une absence d’anticipation ne fera que croître avec l’accélération des crises et de la fragmentation du monde. A la France et aux Européens de relever le défi, et d’avoir le courage de se transformer sans attendre pour redevenir maîtres de leur destin.
Recommandations clés
Nous faisons ici le choix de présenter quelques recommandations parmi les plus importantes de cette note, et non d’être exhaustif. Ces recommandations portent sur la stratégie de défense française, mais elles s’appliquent aussi à nos alliés occidentaux.
- Un processus d’anticipation qui doit être mis au cœur du processus décisionnel afin de reprendre l’avantage et de ne pas être bousculé par les crises toujours plus nombreuses. Ce processus pourra intégrer l’IA pour gérer la masse d’information et identifier les signaux faibles. Il sera léger et agile pour combiner vision long terme – et révision très régulière – afin d’éviter toute surprise stratégique.
- Un processus d’achat à revoir entièrement, qui prend en charge upfront une partie des coûts de développements non récurrents, en échange d’une grande modularité et évolutivité des équipements. Ceci afin d’améliorer sans cesse les capacités dans une environnement budgétaire contraint, et baisser les couts de maintien en condition opérationnelle.
- Un processus de programmation et d’achat utilisé de manière stratégique pour pousser au maximum l’innovation, faire émerger de nouveaux acteurs en diminuant le risque d’exécution, moderniser la production pour monter fortement en puissance quand la situation l’exige sans avoir à surstocker, et sécuriser la souveraineté sur des briques technologiques clés.
- Intégrer le concept de guerre totale : résilience sociétale, capacités industrielles, guerre cognitive et informationnelle, coercition et souveraineté économique et technologique.
- Des processus de recrutements et RH radicalement simplifiés, avec des allers-retours plus fréquents pour diversifier et enrichir les talents, et un appel plus large à la réserve opérationnelle.
- Un renseignement dont une des priorités doit être la correcte évaluation des forces et faiblesses de nos adversaires et de nos alliés, et la fusion de sources de données hétérogènes dans un contexte de complexité croissante et de crises multiples.
- Une attention permanente portée à nos vulnérabilités et à nos dépendances, dans le domaine militaire mais aussi d’accès aux ressources et de souveraineté de nos chaines de valeur économiques.
- Continuer à porter une attention maximale au C2 (Command & Control) dans tous les domaines, y compris économiques et informationnel, gage de notre capacité de garder l’initiative sur tous les champs de conflictualité.
- Des partenariats européens qui doivent aboutir à un effet d’échelle et une émulation technologique maximale, contrairement à la situation actuelle de fragmentation de facto avec de multiples déclinaisons nationales et une spirale compétitive négative.
- Des partenariats qui permettront également une forte interopérabilité, gage de résilience dans un contexte de haute intensité (capacités, munitions, compétences) mais aussi d’argument à l’export.